Les impressions durables…

Cartoon from Julia Suits, caricaturiste et auteur de « The Extraordinary Catalog of Peculiar Inventions ».

Éprouve-t-on plus de plaisir lorsqu’on prolonge un instant délicieux? La réponse semble évidente: j’ai toutes les peines du monde à m’extraire du moelleux de mon oreiller le matin! D’ailleurs le désir de prolonger l’instant n’est-il pas la meilleure preuve qu’on apprécie l’instant présent? Tout ça tombe sous le sens… mais est pourtant complètement faux. Du moins si l’on en croit les psychologues qui se sont penchés sur la question.

Le peak-end rule

Dans les années 1990, Daniel Kahneman [1] -dont je vous ai parlé dans le précédent billet- s’intéressa à la souffrance de 154 patients devant subir un examen par coloscopie -à l’époque on pratiquait ça sans anesthésie et ça faisait TRES mal. Il leur demanda de noter pendant toute la durée de l’examen leur niveau de souffrance sur une échelle de 1 à 10. Il obtint ainsi des courbes comme celles-ci qui sont présentées ci-dessous, avec un patient A qui subit un examen plus court que le patient B:

colonoscopy

Extrait de l’étude de D Kahneman (1993)

Qui de ces deux patients a-t-il souffert le plus? Objectivement on serait tenté de répondre que c’est B puisque son examen a été aussi pénible que A en intensité mais qu’il a duré plus longtemps. Un matheux suggérerait que sa souffrance totale se mesure à l’aire « sous la courbe ». Mais il faut croire que la psychologie humaine est fâchée avec les maths. Après l’examen, on demanda en effet aux patients d’évaluer la pénibilité de ce qu’ils venaient d’endurer sur une échelle de 1 à 10. Et là surprise: pour le patient B l’épreuve était jugée moins douloureuse globalement que le patient A! L’analyse des 154 évaluations fit apparaître que la durée totale de la procédure comptait pour presque rien dans le souvenir laissé. Ce qui importait c’était le niveau de souffrance endurée au maximum et à la fin de l’expérience, ce que Kahneman appela la « peak-end rule » (loi de l’apogée/fin en français, mais c’est moche). L’examen B était certes plus long que A, mais avec le même pic de douleur et une fin moins douloureuse. La règle du « peak-end » permettait d’expliquer pourquoi B garda un souvenir moins pénible que A…

Le test de l’eau froide

Cette interprétation suggère qu’il existe deux « moi »: celui de l’instant présent qui traite en temps réel ses sensations et un moi « autobiographique » qui ne se souvient que de la « peak-end rule ». Que se passe-t-il lorsque ces deux « moi » entrent en conflit et que l’individu doit choisir entre les deux modes d’évaluation? Pour le savoir, Kahneman imagina une autre épreuve, moins douloureuse cette fois-ci. Les participants étaient invités à plonger une de leur main dans l’eau très froide pendant un certain temps, tandis qu’ils notaient leur niveau de désagrément avec leur main libre. Chaque participant passait deux épreuves. Dans la version courte ils gardaient leur main dans de l’eau à 14°C pendant 60 secondes. Dans la version longue, ils faisaient trempette pendant 90 secondes: 60 secondes à 14° puis 30 secondes supplémentaires à 15°. Quelques minutes après ces deux épreuves, on demandait aux participants de repasser l’une des deux à leur convenance.

Pour le « moi de l’instant présent » (et pour toi, lecteur très sage) la réponse semble évidente. A moins d’être complètement masochiste, tout le monde préfère arrêter l’épreuve longue en plein milieu plutôt que de la prolonger avec une eau à 15°. Or 80% des participants firent le choix inverse et optèrent pour l’épreuve longue! Même résultat lorsqu’on remplaçait la trempette par l’écoute de sons stridents et désagréables. La « peak-end rule » avait encore frappé! Car pour le moi autobiographique, la durée de la souffrance importait peu, en revanche l’impression vécue en fin d’expérience était cruciale. Le souvenir de l’épreuve longue (qui se termine à 15°) était donc moins pénible que celui de l’épreuve courte (qui termine à 14°). Cette expérience révèle la tyrannie du moi « autobiographique » et ses biais de mémoire sur le « moi de l’instant présent »… La même loi semble fonctionner aussi pour une expérience agréable: par exemple la fin mal fichue de Dexter m’a gâché une bonne partie du souvenir que je garde de la série.

Less is more

(Si ce service vous plaît, il vient de ce site)

Mais pourquoi notre mémoire ne tient-elle pas compte de la durée? Pour le comprendre il est intéressant de faire un petit  détour par une autre expérience rigolote. Christopher Hsee [2], de l’Université de Chicago, s’est amusé à tester si le proverbe « abondance de bien ne nuit pas » est toujours vrai. Il a demandé à des volontaires d’évaluer deux services de table. Le premier contenait  24 pièces toutes en bon état alors que le second en contenait 40, dont 31 en bon état et 9 ébréchées. Lorsqu’on leur présentait les deux services, les participants valorisaient le plus garni 2$ de plus que le plus petit. Normal. Mais lorsqu’on demandait à d’autres participants d’évaluer un seul des deux services, sans voir l’autre, le plus petit était estimé 10$ de plus que le mieux garni (33$ contre 23$). Le monde à l’envers!

Ce revirement de préférence tient au fait que nous sommes plus esthètes que comptables quand il s’agit de juger tout un ensemble d’objets. En l’absence de points de comparaison, on juge une collection à l’impression globale qu’elle nous fait et non pas en additionnant une à une la valeur de chaque objet qu’elle contient. On « catalogue » plus qu’on ne comptabilise. Et comme toute la vaisselle du petit service de table est en bon état, celui-ci produit une meilleure impression. Il faut que les deux services soient présentés conjointement pour qu’on réalise que le plus grand est objectivement plus intéressant.

Les économistes ont attribué ce biais à la question du statut social: un package de meilleure qualité procurerait un supplément de prestige qui compenserait une moindre quantité. Mais à mon avis ça ne tient pas la route car ce biais s’observe dans des situations qui n’ont rien à voir avec le statut social. Par exemple je préfère un repas sans vin plutôt qu’accompagné d’une mauvaise piquette et je n’apprécie pas spécialement qu’on m’inflige une première partie lorsque je vais à un concert. De plus ce biais s’observe chez beaucoup d’espèces: si l’on donne à choisir à des Macaques Rhésus entre un grain de raison seul (qu’ils adorent) et un raisin PLUS un concombre (qu’ils aiment moins), ils choisissent à 80% le raisin seul. Pareil pour les chiens quand on leur propose du fromage seul ou du fromage+une carotte cuite. 

Less is more

Kralik JD, Xu ER, Knight EJ, Khan SA, et al. (2012) When Less Is More: Evolutionary Origins of the Affect Heuristic

C’est maintenant au tour des biologistes évolutionnistes de s’interroger sur l’intérêt évolutionniste d’un tel biais (c’est d’ailleurs le titre de leur article): le besoin de trouver un but rationnel aux comportements est une obsession aussi courante chez les biologistes que chez les économistes…

Bon, mais quel rapport avec le peak-end rule me direz-vous? Et bien le souvenir d’une expérience passée n’est jamais qu’une collection de sensations et d’émotions. Il est donc vraisemblable qu’on évalue un souvenir comme on évalue une collection: non pas à sa quantité des moments forts mais à ses moments forts typiques et, bien sûr, à ceux qu’on se remémore le plus facilement (donc plutôt les derniers). Dans cette opération d’étiquetage mental, la durée de chacune des émotions éprouvées entre peu en ligne de compte: le biais du souvenir et celui du « less is more » dérivent de la même heuristique!

Comment évalue-t-on le temps qui passe?

Alors puisque la durée des expériences passées influence peu le souvenir qu’on en garde, comment fait-on pour évaluer comment le temps s’écoule? Je vous ai raconté dans un ancien billet mes spéculations sur le sujet. On n’a pas réussi jusqu’ici à mettre en évidence la moindre horloge interne dont les battements permettraient d’estimer le temps qui passe. Mon idée était donc qu’on évalue la durée d’un événement au nombre d’émotions, à la quantité de sensations différentes qu’on a ressenties durant cet événement. C’est ce qui expliquerait que le temps semble rétrospectivement s’allonger lorsqu’on fait plein de trucs différents et inhabituels -en vacances par exemple- et qu’au contraire les semaines de métro-boulot-dodo filent à toute allure le reste de l’année.

Mon hypothèse était une pure spéculation, mais j’ai découvert depuis que c’était bien comme ça que les abeilles évaluent leur durée de vol. On sait que les butineuses, une fois revenues à la ruche, exécutent une sorte de danse très codifiée leur permettant de communiquer à leurs sœurs dans quelle direction et et à quelle distance se trouve la source de nourriture qu’elles viennent de découvrir. Mais comment font-elles pour déterminer cette distance? Est-ce la quantité d’effort qu’il leur a fallu déployer pour voler jusque là-bas? Leur temps de vol? L’évaluation de la distance au sol? Aucune des métriques imaginées ne passa la rampe de l’expérience, sauf une: la quantité d’informations visuelles enregistrées par la butineuse durant son vol.

Pour en avoir le cœur net, des chercheurs [3] ont contraint la butineuse à passer par un tunnel avant de rejoindre sa source de nourriture. L’intérieur des différents tunnels étaient décoré de motifs de sorte qu’on pouvait faire varier le flux d’informations visuel que percevait l’abeille lors de sa traversée. Ils ont ensuite mesuré le temps sa danse, une fois revenue à la ruche, et aussi la distance à laquelle ses copines allaient chercher la nourriture -sans passer par le tunnel cette fois-ci. Ils ont ainsi pu constater que plus le tunnel contenait de tracés, plus la danse de l’abeille était longue, signalant ainsi une grande distance à ses sœurs, indépendamment de la distance réellement parcourue.

Ainsi, ce qui compte pour une abeille c’est le nombre de paysages différents qu’elle voit durant son parcours. Si elle survole une étendue d’eau monotone, la durée subjective de son vol lui semblera assez courte. Ce système a le mérite de ne pas dépendre des conditions de vol, par exemple si un vent contraire ralentit sa progression. C’est un peu comme si l’abeille racontait en rentrant: « tu survoles le lac, puis la forêt, une clôture, une cabane et tu y arrives ». Autrement dit, plus l’abeille a des sensations visuelles différentes, plus la durée qu’elle communiquera à ses copines sera longue: ça colle plutôt pas mal avec ma théorie Xochipillesque sur la façon dont nous, les humains, évaluons le temps qui passe, non?

Ainsi la façon dont on évalue rétrospectivement la durée des événements serait finalement assez semblable à celle dont on se souviens qualitativement d’une expérience passée. Dans un cas, la durée serait liée à la quantité d’émotions ou de sensations éprouvées, dans l’autre c’est la qualité moyenne de ces émotions ou sensations (ou bien la plus grande et la dernière ressentie, je pense que le débat n’est pas complètement tranché):

Type d’estimation Estimation de la qualité
d’une expérience passée
Estimation de la durée
d’une expérience passée
Heuristique Moyenne entre la sensation maximale et la dernière éprouvée Nombre de sensations différentes éprouvées durant l’expérience
Exemples de biais Le pic de sensation et la fin de l’expérience détermine l’appréciation qu’on en garde. La durée de l’expérience a peu d’importance. Les événements inhabituels semblent avoir duré plus longtemps. La routine, elle, file à toute allure.
Supports à l’interprétation Less is More : on apprécie une collection d’objets à leur valeur moyenne, pas à leur nombre. Les abeilles estiment leur durée de vol au nombre d’impressions visuelles différentes ressenties pendant leur vol.

Il y a peut-être une leçon à chercher derrière ces heuristiques: l’idée que la qualité des moments vécus est plus importante que leur durée. Boire un excellent vin très rarement est sans doute plus gratifiant que consommer souvent des vins moyens (décidément, je parle souvent de vin pour un type qui en boit pas souvent!). La durée qu’on consacre à ses amis ou à sa famille est sans doute moins importante que la qualité du temps qu’on leur consacre. Et la richesse des expériences vécues est sans doute la meilleure façon de ralentir le temps qui passe…

Sources:

[1] Daniel Kahneman: système 1/ système 2: les deux vitesses de la pensée

[2] Christophe Hsee: Less is better: When low-value options are valued more highly than high-value options

[3] Esh, Zang & al: Honeybee dances communicate distances measured by optic flow

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