Les clés du rire

On ne devrait jamais relire les livres qu’on a adorés dans sa jeunesse. Je viens d’en refaire l’expérience  avec « Le Rire » de Bergson. J’avais été bluffé par l’idée de réduire le comique à une formule magique (« de la mécanique plaquée sur du vivant ») et j’ai été un peu déçu en relisant l’essai. Du coup ça m’a donné envie de savoir ce qui s’était écrit depuis au sujet de ce drôle de phénomène qu’est le rire…

On rit (surtout) quand ce n’est pas drôle

La limite de l’approche de Bergson apparaît dès son sous-titre: « essai sur la signification du comique ». Son interprétation du rire – « de la mécanique plaquée sur du vivant », c’est-à-dire chaque fois que quelqu’un fait preuve de raideur ou d’automatisme dans son comportement- se limite aux effets comiques, négligeant les mille occasions où l’on rit en dehors de toute forme d’humour: quand on fait semblant de se battre, quand on est gêné, quand on se fait des chatouilles, quand on se taquine… Où est la « raideur », l’automatisme quand on rit du plaisir de retrouver un ami perdu de vue depuis longtemps? Tout à sa dissection intellectuelle du phénomène, Bergson a oublié de repérer l’ingrédient initial et essentiel: le plaisir qu’on prend lorsqu’on rigole! Or c’est sans doute par là qu’il aurait fallu commencer…

Le rire fait partie de ces pratiques universelles qu’on observe chez tous les peuples et à toutes les époques, comme le langage, le chant ou le jeu. C’est vrai que l’humour d’autres sociétés est parfois surprenant, comme dans cette vidéo de la TV japonaise:

https://www.youtube.com/watch?v=j6a2bluNntc

Mais pour l’essentiel on rit partout et tout le temps des mêmes choses. Cette universalité suggère une origine très primitive, très instinctive du rire, peut-être antérieure à l’invention de l’humour. C’est sans doute par ce rire primaire qu’il faut commencer sa recherche…

Le rire, signal du jeu

Les bébés orangs-outans adorent les chatouilles! Source wired.com

On a longtemps pensé comme Rabelais que le rire est le propre de l’homme, jusqu’à ce qu’on découvre, il y a quelques années que d’autres espèces sociales rient comme nous: les souris (en émettant des ultrasons), les chiens, les chimpanzés (en haletant) et à mon avis la liste va s’agrandir dans les prochaines années. A chaque fois, les animaux rient -surtout les plus jeunes- lorsqu’ils jouent ou qu’on les chatouille. Même chose chez les bébés humains: le rire naît en même temps que l’enfant apprend à jouer. Peu de de philosophes ont analysé ce lien pourtant évident entre rire et jeu. En quoi consiste-t-il? Le jeu est une sorte de mise en scène, permettant d’expérimenter sans danger des comportements inédits ou transgressifs. C’est une parenthèse dans la vie sociale où l’on peut temporairement essayer des mots ou des gestes qui sont normalement interdits, inconvenants, dangereux, agressifs etc.

 Et le rire là dedans, me direz-vous? Et bien il rappellerait aux autres qu’il ne faut pas prendre ces petites transgressions au sérieux, que c’est littéralement « pour de rire » comme le disent les enfants. Le rire dédramatise la situation en manifestant du plaisir (au lieu de l’irritation) et comme il est très contagieux, il invite l’entourage à prendre part au jeu. Le rire serait ainsi un signal social puissant indiquant qu’on joue et invitant à participer. Et c’est peut-être parce qu’il remplace une réaction de peur, de stress ou d’inquiétude, qu’il est réputé être bon pour la santé. 

Toute « fausse alarme » prête donc à rire et c’est peut-être ce qui explique le succès des films d’horreur ou des fêtes d’Halloween -c’est de saison: on adore « jouer à se faire peur ». Avez-vous remarqué comme on rigole tout de suite après avoir sursauté d’effroi dans les scènes d’épouvante?Comme pour montrer qu’on s’est fait avoir, qu’on a eu peur alors qu’on savait qu’il n’y avait aucun danger.

Le fameux rire du Dr Evil, l’ennemi juré d’Austin Power.

Le rire désarme donc les émotions négatives et exige une certaine détente. Non pas l’indifférence comme le pensait  Bergson, mais un joyeux <détachement: on a du mal à rire des sujets qui nous tiennent à cœur, lorsqu’on se sent stressé ou menacé. Un héros tragique est trop engagé émotionnellement pour être drôle. Et inversement, avez-vous remarqué que le méchant d’Hollywood rigole toujours quand il prépare un mauvais coup? Son rire manifeste son indifférence joyeuse au sort des autres et contribue à le rendre odieux.

Un lubrifiant social

Cette capacité du rire à désarmer l’hostilité a été exploitée bien au-delà des situations de jeu. Le chercheur Robert Provine, a remarqué qu’au quotidien on rit le plus souvent sans qu’il y ait quoi que ce soit de « drôle ». La plupart du temps on rit lorsqu’on se sent bien et qu’on veut mettre à l’aise son entourage. C’est une manière de dire « ne-prenez-pas-mal-ce-que-je-suis-en-train-de-dire-ou-de-faire, je-suis-dans-de-bonnes-dispositions-à-votre-égard-et-je-cherche-à-nouer-une-relation-de-confiance-entre-nous ». Tant de mots dans un seul « hahaha », c’est pas mal non?

On utilise aussi le rire lorsqu’on se trouve dans une situation embarrassante. Le rire gêné sollicite l’indulgence de l’auditoire à son égard, c’est à nouveau une mesure préventive contre l’agressivité des autres. Mais si par malheur, c’est le fait même de rire qui est à l’origine de la gêne, il s’établit alors un cercle vicieux, un fou-rire qu’on n’arrive plus à arrêter.

https://www.youtube.com/watch?v=k8M4K-Kb6sw]

En dehors de ce cas très particulier, c’est très agréable de rire puisqu’à la fois il s’établit une relation de connivence avec son entourage et qu’on inhibe toutes ses émotions négatives, le stress, la violence etc. Quoi de plus normal qu’on aime rire et qu’on ait cherché à le provoquer artificiellement. Les chercheurs en psychologie évolutives se perdent en conjectures quant à « l’utilité adaptative » du rire. Vu sous cet angle, le sens de l’humour n’aurait sans doute aucune « utilité », du moins pas plus que le goût pour l’alcool ou la pratique de la masturbation: ce serait juste une façon de se faire plaisir! Reste à comprendre quelle est la recette de l’humour!

Le comique de l’incongruité « bénigne »

L’inattendu est un ingrédient évident du comique. Toute histoire drôle repose sur une surprise, quelque chose d’incongru, de surprenant. « Le comique exprime avant tout une certaine inadaptation de la personne à la société » écrivait Bergson à propos du comique de situation. Et parce qu’il vient bruyamment souligner l’incongruité de son comportement, « le rire est véritablement une brimade sociale (…) La société se venge des libertés qu’on a prises avec elle ».

C’était plutôt bien vu, même si les efforts que fait Bergson pour ramener cette surprise à quelque chose de mécanique, d’automatique sont peu convaincants. On comprend l’idée lorsqu’il s’agit d’un diable à ressort qui sort de la boîte chaque fois qu’on essaie de l’y enfermer, mais ça n’explique pas pourquoi les enfants sont hilares dès qu’ils disent « pipi » ou « caca ».

Par ailleurs, comme le remarque le chercheur Peter McGraw, pour être drôle, cette violation de la normalité doit être bénigne, elle ne doit pas provoquer d’inquiétude ou de stress. Voir quelqu’un tomber n’est drôle qu’à condition qu’il ne se soit pas fait mal. Et c’est encore plus drôle si il exagère  la gravité de son accident ou au contraire s’il fait comme s’il ne lui était rien arrivé. Démonstration par le génial Jos Houben:

https://www.youtube.com/watch?v=NFMl95as8kU

On retrouve dans cette théorie du comique les deux ingrédients du jeu:

  1. une violation de l’ordre normal des choses, quelque chose d’incongru, de surprenant
  2. l’absence de danger ou d’émotion négative pour celui qui y assiste

La théorie de la violation « bénigne » des attentes vue par McGraw.

La recette d’une bonne blague

Cette théorie est séduisante, mais il me semble qu’il lui manque quelque chose. L‘inconvenant, le déplacé « bénin » est-il suffisant pour rendre une histoire drôle? Sheldon Cooper en fait une démonstration par l’absurde lorsqu’il applique cette recette à la lettre:

Et oui! Sheldon oublie que l’inattendu ne fait rire qu’à condition que la chute soit « comprise » c’est-à-dire qu’on puisse saisir la cause de l’incongruité. C’est la combinaison d’une absurdité et d’une réinterprétation de l’histoire qui fait rire. Par exemple:

Blague

S’il faut expliquer la blague -comme pour celle de Sheldon- c’est le bide assuré. Je propose donc une recette modifiée de la bonne blague. Il vous faut une incongruité inoffensive, une clé de résolution et -pour que ça soit vraiment drôle- la clé doit apparaître de façon brutale à la fin. On ne doit pas la voir venir à des kilomètres sinon c’est raté: ce doit être une vraie « punch line ». Il y a dans cette réinterprétation soudaine toute la différence entre le ‘rire du comique’, objet de toutes les études, et le ‘rire du jeu’, plus primitif et (peut-être?) plus instinctif.

Kant comparait le plaisir d’une blague au frisson qu’on ressent quand on écoute une bonne musique. C’est vrai que comme l’humoriste, le compositeur s’amuse à déjouer nos attentes -mélodiques dans le cas de la musique. On pourrait aussi comparer ce plaisir à celui qu’on éprouve lorsqu’on trouve soudain la solution d’un problème difficile, l’instant de la découverte dont se délectent les chercheurs mais aussi les joueurs de Sudoku. Même les dauphins ont du plaisir à surmonter des défis comme marcher sur l’eau… mais de ça je vous parlerai dans un prochain billet.

Sources:

Henri Bergson, Le rire (1940,disponible en pdf)
P McGraw, C Warren: Benign violation: making immoral behavior funny (2010), on peut aussi voir sa Conférence de Ted.
Morreall J.,  Philosophy of Humor (The Stanford Encyclopedia of Philosophy , 2012),une des meilleures synthèse que j’ai trouvées sur le sujet
L’article en anglais de Wikipedia est une mine d’informations

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