Pourquoi rêve-t-on?

dreamfut3Que se passe-t-il dans notre tête lorsque l’on dort et que l’on rêve à des situations improbables? J’ai découvert un petit texte de Henri Bergson sur ce sujet, qui bien qu’écrit en 1901 m’a frappé par la pertinence de ses réflexions. Cette théorie n’a à ma connaissance jamais été vraiment mise à l’honneur alors qu’elle est plutôt bien en ligne avec ce que l’on sait maintenant du fonctionnement du cerveau…

Veille sous haute surveillance

D’où nos rêves tirent-ils leur inspiration? « Dans le sommeil naturel, écrit Bergson, nos sens ne sont nullement fermés aux impressions extérieures. Sans doute ils n’ont plus la même précision; mais en revanche ils retrouvent beaucoup d’impressions « subjectives » qui passaient inaperçues pendant la veille… » Ce serait ces impressions fugitives qui constituent la matière première des rêves. Mais au lieu de les interpréter avec notre bon sens habituel, on les laisse évoquer librement des associations d’idées, des bribes de souvenirs: « La puissance qui convertit en objets précis et déterminés les vagues impressions venues de l’œil, de l’oreille, de toute la surface et de tout l’intérieur du corps, c’est le souvenir. » Par exemple, le son d’un chien qui aboie peut se transformer dans le rêve en une assemblée qui chahute le conférencier. Pour comprendre le phénomène, Bergson imagine un succulent dialogue entre le moi du rêve et le moi de la veille:

« Le moi de la veille va se retourner vers le moi du rêve, qui est encore là et lui dire; « je te prends en flagrant délit. tu me montres une assemblée qui crie, et il y a simplement un chien qui aboie. N’essaie pas de fuir; je te tiens »? A quoi le moi des rêves répondra: « Regarde: je ne faisais rien, et c’est justement par là que nous différons, toi et moi, l’un de l’autre.Tu t’imagines que pour entendre un chien aboyer, et pour comprendre que c’est un chien qui aboie, tu n’as rien à faire? Erreur profonde! Tu donnes, sans t’en douter, un effort considérable. Il faut que tu prennes ta mémoire entière, toute ton expérience cumulée, et que tu l’amènes, par un resserrement soudain, à ne plus présenter au son entendu qu’un seul de ses points, le souvenir qui ressemble plus à cette sensation et qui peut le mieux l’interpréter: la sensation est alors recouverte par le souvenir. »

Bien avant qu’on ne comprenne comment fonctionne notre cerveau, Bergson avait l’intuition qu’une force mentale travaille discrètement mais sans relâche durant la veille. En gardienne attentive au respect des normes et du bon sens, elle vérifie sans arrêt que les nombreuses perceptions qui parviennent à nos sens reçoivent bien une interprétation cohérente et bannit les associations d’idées saugrenues qui nous viennent spontanément à l’esprit. Ce mode de régulation me rappelle celui des systèmes 1 et 2, popularisé par Daniel Kahneman dans son dernier livre[2]:

    • Le système 1 fonctionne de manière automatique, rapide et sans qu’on en ait conscience. C’est lui qui déclenche nos réflexes en cas de danger, lui qui nous permet de lrie un ttexe dnot on a manlégé tteuos les letetrs, et encore lui qui nous fait deviner des visages dans les formes des nuages. Je vous en ai souvent parlé dans de précédents billets (ici ou là). Le système 1 ne demande aucune concentration, aucun effort: c’est le mode de fonctionnement par défaut de notre esprit.
    • Le système 2 plus lent et moins mécanique n’intervient que lorsqu’on le mobilise volontairement, consciemment. C’est à lui qu’on a recours lorsque l’on se concentre sur une tâche, qu’on raisonne, qu’on cherche un mot sur le bout de la langue, etc. C’est donc ce système qui canalise et censurent les impulsions du système 1, comme lorsqu’il s’agit de nommer les couleurs des mots suivants:

bleu rouge vert jaune

Notre tendance à associer spontanément des bribes de souvenirs à une sensation, une idée, une perception est l’analogue du « système 1 », fluide, automatique et ne nécessitant aucun effort. Le « moi de la veille » de Bergson, celui qui refoule les associations futiles ou les comportements inappropriés présente beaucoup de ressemblances avec le « système 2 ». Mais contrairement à ce dernier, il opère de façon inconsciente, automatique. 

Le rêve, un relâchement de l’auto-contrôle?

Inconscient ou pas, un tel contrôle met notre mental sous tension et il se fatigue vite:

« Ta vie, à l’état de veille, est donc une vie de travail, même quand tu crois ne rien faire, car à tout moment tu dois choisir, et à tout moment tu dois exclure. Tu choisis parmi tes sensations, puisque tu rejettes de ta conscience mille sensations « subjectives » qui reparaissent aussitôt que tu t’endors. Tu choisis, avec une précision et une délicatesse extrêmes, parmi tes souvenirs, puisque tu écartes tout souvenir qui ne se moule pas sur ton état présent. Ce choix que tu effectues sans cesse, cette adaptation constamment renouvelée, est la condition essentielle de ce qu’on appelle le bon sens. Mais adaptation et choix te maintiennent dans un état de tension ininterrompue. Tu ne t’en rends pas compte sur le moment, pas plus que tu ne sens la pression de l’atmosphère. Mais tu te fatigues à la longue. Avoir du bon sens est très fatigant.. « 

Or qu’est ce que le sommeil, si ce n’est le relâchement complet de tous les muscles du corps, leur mise au repos? Bergson fait l’hypothèse que notre « censeur mental » se met lui aussi en pause lorsqu’on dort:

« Le rêve est la vie mentale tout entière, moins l’effort de concentration. Nous percevons encore, nous nous souvenons encore, nous raisonnons encore: perceptions, souvenirs et raisonnements peuvent abonder chez le rêveur, car abondance, dans le domaine de l’esprit, ne signifie pas effort. Ce qui exige de l’effort, c’est la précision de l’ajustement. Pour qu’un aboiement de chien décroche dans notre mémoire, en passant, le souvenir d’un grondement d’assemblée, nous n’avons rien à faire. Mais pour qu’il y aille rejoindre, de préférence à tous les autres souvenirs, le souvenir d’un aboiement de chien et pour qu’il puisse dès lors être interprété, c’est-à-dire effectivement perçu comme un aboiement, il faut un effort positif. Le rêveur n’a plus la force de le donner. Par là, et par là seulement, il se distingue de l’homme qui veille. »

Les observations cliniques du rêve

health-beauty-dreams-dream_analysis-therapists-insomniac-recurring_dreams-mban1343lCette interprétation très simple de la façon dont se forment les rêves est séduisante, mais comment savoir si elle est valide? de nombreuses études neurobiologiques ont été faites sur le sommeil et elles semblent confirmer au moins en partie ces intuitions. La plupart des rêves dont on se souvient, ceux qui mettent en scène des univers étranges qui n’ont ni queue ni tête, se produisent juste avant le réveil, durant le sommeil paradoxal. Or durant cette phase du sommeil, le cerveau -et notamment les aires visuelles- est aussi actif que lors de l’éveil. Une activité qui coïncide plutôt bien avec une imagination qui fonctionne à fond, et des images mentales très fortes. Autre caractéristique du sommeil paradoxal: tout le corps du dormeur est paralysé (à l’exception notable des yeux) ainsi qu’une partie du cerveau, le lobe préfrontal. Or cette aire du cerveau a précisément pour fonction de focaliser notre attention et d’évaluer en permanence la cohérence des informations reçues (je vous en ai parlé ici, avec la maladie de Capgras): sans le savoir, Bergson décrivait l’activité du lobe préfrontal, dont l’inactivation nous fait perdre toute volonté et tout sens critique durant nos rêves!
On a tous eu l’occasion de voir ce censeur mental à l’oeuvre, lorsqu’il baisse la garde sous l’effet de l’alcool ou de la fatigue: on a alors tendance à prendre un mot pour un autre, à se désinhiber et faire des associations d’idées étranges. Parfois ce sont des moments de créativité inattendue! De la même façon que l’on trouve parfois une solution à un problème difficile juste avant de se réveiller le matin, lorsque l’absence de tension mentale a laissé libre cours à des associations mentales inédites.

Qui est ce moi qui rêve?

Ce mécanisme de formation des rêves permet de mieux cerner ce « moi » qui nous incarne dans nos rêves. Premier défaut: l’indifférence, puisqu’il ne reste plus personne pour veiller au respect de l’ordre moral:

« Or je te disais tout à l’heure: je diffère de toi précisément en ce que je ne fais rien. L’effort que tu fournis sans trêve, je m’abstiens purement et simplement de le donner. Tu t’attaches à la vie, je suis détachée d’elle. Tout me devient indifférent. Je me désintéresse de tout. Dormir, c’est se désintéresser. On dort dans l’exacte mesure où l’on se désintéresse. Une mère qui dort à côté de son enfant pourra ne pas entendre des coups de tonnerre, alors qu’un soupir de l’enfant la réveillera. Dormait-elle réellement pour son enfant? Nous ne dormons pas pour ce qui continue à nous intéresser. »

Deuxième défaut: l’inconstance. L’effort de volonté étant l’apanage du système de la veille, le moi du rêve est un être distrait et faible, incapable de faire preuve de volonté. Comme le dit Bergson « veiller et vouloir sont une seule et même chose », tandis que rêver « c’est l’état où tu te retrouves naturellement dès que tu t’abandonnes, dès que tu négliges de te concentrer sur un seul point, dès que tu cesses de vouloir. » Là je dois avouer que ce qu’on appelle le « rêve lucide » devient très mystérieux: certaines personnes ont paraît-il la capacité de contrôler complètement leurs réactions pendant leurs rêves. Une capacité contradictoire avec toute la théorie précédente! L’interprétation bergsonienne du rêve permet d’aller plus loin encore. Par exemple il m’arrive souvent dans mes rêves de me retrouver prisonnier d’une logique absurde. Le modèle des deux systèmes permet de comprendre pourquoi: on ne peut remettre en cause la validité d’un raisonnement, que si l’on dispose d’un « système 2 », un lobe préfrontal en état de marche. Si celui-ci est en sommeil, on est incapable de saisir l’absurdité d’une situation et l’on se débat en vain dans un système kafkaïen. 

Reste à comprendre comment s’écoule le temps des rêves. Vous avez sans doute déjà fait un rêve dont la conclusion logique coïncidait avec un événement extérieur: une lampe qui s’allume, un klaxon dans la rue qui vous réveille etc. Ce type de coïncidence laisse penser que la longue histoire de notre rêve n’a en réalité duré qu’une fraction de seconde. Pour Bergson, il s’agit d’un autre effet de la même cause: quand on dort, notre système interprétatif n’a plus de contrainte de rythme et peut ramasser en quelques secondes une histoire qui durerait plusieurs heures de veille. Là encore, la neurobiologie semble lui donner (en partie) raison: le dysfonctionnement du lobe préfrontal altère notre perception du temps qui passe. Même s’il existe d’autres interprétations à ce phénomène, par exemple celle-fascinante- que propose le neurobiologiste Jean-Pol Tassin (dans cette vidéo), je trouve que la théorie de Bergson a plutôt bien résisté à l’épreuve du temps et des progrès de la science. Bien mieux en tous cas que la psychanalyse, née à peu près à la même époque et qui voyait dans le rêve l’exutoire de notre inconscient refoulé. Dans la théorie de Bergson, pas de message à décrypter, pas d’utilité particulière au rêve. Sa théorie se contentait d’en décrire le mécanisme, sans lui chercher de fonction pour la psyché. Cette modestie explique sans doute le peu de cas qu’on a fait de sa théorie. Il est toujours un peu risqué d’interpréter des phénomènes fascinants avec des explications très simples…

Sources:
[1] Bergson: « Le rêve. Conférence du 26 mars 1901. »
[2] Daniel Kahneman, Système 1/ Système 2, les deux vitesses de la pensée

Sur la neurobiologie des rêves, voir par exemple ce dossier de Futura-science

Ailleurs sur le C@fé:
La lecture critique du livre de Kahneman par Tom Roud (j’aurais l’occasion d’y revenir moi aussi);
Le dossier sur les rêves lucides, sur Podcast Science;
Pourquoi a-t-on besoin de dormir? chez Science Etonnante
Le blog « Les secrets du Sommeil »

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