Durant la nuit qui précédait le dimanche de Pâques, je me réveillai, j’allumai la lumière et jetai quelques notes sur un bout de papier. Puis je me rendormis. Vers 6H du matin je réalisai que j’avais écrit quelque chose de très important mais j’étais incapable de déchiffrer mon gribouillis. La nuit suivante, vers 3H du matin, l’idée me revint. Il s’agissait de la conception d’un expérience permettant de valider mon hypothèse de transmission chimique dont j’avais eu l’intuition 17 ans plus tôt. Je me levai immédiatement, me rendis au laboratoire et réalisai du premier coup l’expérience sur une patte de grenouille conformément au modèle nocturne.
Comme celles de Otto Loewi, de nombreuses découvertes semblent avoir été été inspirées à leur auteur durant le sommeil: Kekule von Stradonitz aurait découvert la structure circulaire du benzène après avoir rêvé d’un serpent se mordant la queue; et la légende dit que c’est en rêve que Mendeleiev aurait vu prendre forme le tableau périodique des éléments sur lequel il se prenait la tête depuis plusieurs jours.
Même si vous n’êtes pas (encore) prix Nobel comme ces trois là, il vous est certainement arrivé à vous aussi d’avoir eu un éclair d’inspiration au réveil, l’impression d’avoir compris quelque chose d’important durant la nuit. Le sommeil stimule-t-il la créativité et comment? Suite de l’épisode précédent…
L’effet « sleep on it »
En 2004 des chercheurs ont conçu en 2004 une expérience diabolique [1]: ils ont demandé à des étudiants de s’exercer à un petit test logique à base de nombres:
Bon c’est long, mais pas très difficile et tous les étudiants maîtrisèrent le truc assez rapidement. Ce qu’ils ne savaient pas c’est que toutes les séries qui leur étaient présentées présentaient une particularité: le résultat final (le 9 dans l’exemple) est toujours le chiffre inscrit à la deuxième étape (le 9 dans l’exemple du schéma). Une fois qu’on le sait, on va trois fois plus vite à remplir la grille! Environ 10% des étudiants s’en aperçurent durant l’entrainement: ceux là on les remercia et on les renvoya chez eux car le but secret de l’expérience était de vérifier si une nuit de sommeil aiderait les autres à découvrir le pot aux roses. Résultat: ils furent près de 60% à trouver l’astuce après avoir dormi, contre seulement 23% des étudiants qui étaient restés éveillés pendant 12 heures.
Le sommeil avait donc aidé les étudiants à trouver une solution originale au problème. Mais était-ce parce qu’ils avaient mûri leur réflexion durant la nuit? Ou étaient-ils tout simplement plus frais et plus perspicaces après une bonne nuit de sommeil? Pour s’en assurer, les chercheurs comparèrent la proportion d’étudiants qui trouvaient l’astuce dès la phase d’apprentissage, selon que celle-ci se passait le matin ou le soir: aucune différence entre les deux conditions. Au passage, c’est cohérent avec l’expérience sur les abeilles dont je vous parlais dans le dernier billet: une nuit d’insomnie les gênait pour se souvenir d’un chemin à la ruche mais pas pour en découvrir un nouveau. Bref, le sommeil permettrait de résoudre les problèmes de la veille, en envisageant différemment ses solutions possibles.
Faut-il dormir avant de faire Fort Boyard?
Cette idée a été confirmée quelques années plus tard [2]: cette fois-ci les chercheurs se sont inspirés des devinettes de Fort Boyard: vous savez, lorsqu’il faut trouver un mot-code (par exemple ROUE) à partir d’indices (par exemple FORTUNE, CINQUIEME et GRANDE). Dans l’expérience tous les étudiants essayèrent de résoudre ces énigmes le matin, puis une partie d’entre eux s’essaya à un autre jeu d’analogies. Cette fois il s’agissait de devinettes sous la forme « chat= pattes, voiture=? ». Et vous l’avez compris, certaines réponses du jeu des analogies correspondaient aux mots-codes du jeu précédent, gnarf, gnarf. Après avoir déjeuné, la moitié des étudiants partaient faire une sieste tandis que les autres jouaient à des jeux tranquilles. Puis on proposait à tout le monde de réfléchir à nouveau aux mots-codes sur lesquels ils avaient séché durant la matinée. L’idée était de voir dans quelle mesure la sieste aiderait les participants à faire mieux que le matin, notamment pour les énigmes dont le jeu des analogies fournissait des indices.
Résultat des courses:
- Tout le monde trouvait après coup certains mots-codes du matin: incuber un problème permet souvent de le résoudre. L’influence du sommeil est controversée: les auteurs concluent qu’elle est faible, mais si vous regardez les résultats, ceux qui ont dormi ont l’air de faire mieux que les autres (graphique 1 sur fond blanc). Je vous laisse juges…
- En revanche, pas de débat lorsqu’il s’agit de faire le lien entre les deux jeux pour trouver le mot-code: ceux qui avaient profité d’un sommeil paradoxal (avec REM) font beaucoup mieux que les autres (graphique 2 sur fond gris).
- Enfin, les chercheurs vérifièrent que la sieste ne rendait pas plus créatif face à des énigmes inédites et sans rapport avec les réponses du matin (graphique 3 sur fond noir).
En tous cas cette expérience comme la précédente suggère qu’à défaut de stimuler l’agilité intellectuelle en général, le sommeil paradoxal permet d’associer de façon originale des idées existantes, et d’envisager les problèmes sous un angle nouveau. N’est-ce pas la définition même de la créativité?
Soyez créatifs, débranchez votre lobe frontal!
Une chose est sûre: ça ne sert pas forcément à grand chose d’être frais et dispos avant d’affronter le Père Fouras. En fait c’est même l’inverse: on s’est rendu compte qu’être mal réveillé ou même légèrement ivre permet de résoudre plus facilement ce genre d’énigme [3]! La raison? Un lobe frontal un peu fatigué… Prenez l’énigme suivante: saurez-vous déplacer un seul trait dans l’équation suivante pour qu’elle devienne vraie?
III=III+III
Si vous séchez, ne vous inquiétez pas, c’est le cas de plus de la moitié des gens (57% pour être précis). Mais plus de 80% des personnes ayant une lésion du cortex frontal y arrivent sans problème. La raison en est simple, cette partie du cerveau sert à focaliser son attention et à contrôler ses pulsions. C’est le grand censeur de notre psyché en quelque sorte et on en a besoin pour faire un calcul mental par exemple, ou une opération minutieuse. Mais c’est aussi la partie du cerveau qui se fatigue le plus vite et l’on ne peut pas soutenir en continu l’attention plus de 20 ou 25 minutes d’affilée. Lorsque le préfrontal flanche, les pensées dansent!Dès qu’on décroche d’une réunion, qu’on se met à somnoler dans les transports ou qu’on a un coup dans le nez, l’esprit tend à vagabonder, et ce qu’on perd en concentration, on le gagne (parfois) en créativité. C’est par exemple en alternant des périodes de travail acharné et de relâchement que Poincaré [4] raconte avoir fait ses plus brillantes découvertes:
Tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais une heure ou deux, j’essayais un grand nombre de combinaisons et je n’arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir contrairement à mon habitude ; je ne pus m’endormir ; les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent pour ainsi dire pour former une combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuchsiennes, celles qui dérivent de la série hypergéométrique ; je n’eus plus qu’à rédiger les résultats, ce qui ne me prit que quelques heures.
Bref, la prochaine fois que vous êtes convoqué à la vigie du Père Fouras, veillez à être soit fatigué soit un peu éméché! Comment ça je m’égare? Pas du tout! Il se passe exactement la même chose durant le sommeil paradoxal. Comme je vous l’ai raconté dans un billet récent, cette période du sommeil se caractérise à la fois par le relâchement complet du lobe préfrontal et par une très grande activité cérébral. Un cocktail idéal pour créer des associations originales entre les souvenirs et les pensées de la veille. En général, ces rapprochements se traduisent par des rêves délirants, mais ils aboutissent parfois à des rapprochements ingénieux. Alcool, fatigue et sommeil paradoxal: même combat!
Réintégrer l’information
Pour Robert Stickgold [6], de la Harvard Medical school, cette recombinaison des souvenirs durant le sommeil serait essentielle pour les assimiler, les comprendre ou -pour reprendre une de mes vieilles marottes -les connaître. Une expérience [5] montre par exemple que le sommeil permet d’assimiler plus facilement des « règles floues » ou des correspondances statistiques. Autrement dit, le sommeil donne de l’intelligibilité aux expériences de la veille.
En reprenant ce qu’on a vu dans le dernier billet, notre sommeil serait finalement la gare de triage de nos expériences récentes:
a) Seules les informations importantes sont renforcées en mémoire. Les plus insignifiantes sont érodées durant le sommeil par une sorte de purge cérébrale;
b) Ces souvenirs importants sont incorporés dans le réseau des connaissances de la façon la plus cohérente possible, celle qui leur donne du sens;
c) C’est enfin le moment où l’esprit opère des rapprochements entre souvenirs disparates, trouve des règles, généralise:
De la généralisation au faux-souvenir
Mais extrapoler peut aussi nous jouer des tours. Dans une célèbre expérience [7] menée en 2009, on a présenté à des étudiants une série de mots-indices, par exemple: FATIGUE, LIT, ALLONGE, REPOS, REVE, tous associés à un mot-clé qui n’est jamais cité (SOMMEIL dans le cas présent). Après un temps de repos éveillé ou de sommeil, on a ensuite testé la mémoire des participants avec une autre série de mots où étaient mélangés ceux de la liste initiale avec d’autres intrus, y compris le fameux mot-clé. Comme on pouvait s’y attendre, les participants ayant dormi reconnaissaient mieux les mots de la liste de départ. Mais ils étaient aussi plus fréquemment induits en erreur à la vue du mot-clé qu’ils avaient l’impression de reconnaître (ça n’était pas le cas avec les autres mots intrus). Le sommeil avait créé chez eux des faux-souvenirs, au motif qu’ils étaient très plausibles!
Le sommeil participe donc à la construction de notre moi-autobiographique, dans toute sa complexité. Il consolide les souvenirs en fonction de leur cohérence par rapport à l’idée qu’on se fait de soi-même et du monde qui nous entoure, censure ce qui s’en écarte et invente au besoin les faits qui la renforce. N’est-ce pas là le mécanisme même de la « doublepensée » tel qu’Orwell la décrit dans 1984?
Le contrôle du passé dépend surtout de la discipline de la mémoire. S’assurer que tous les documents s’accordent avec l’orthodoxie du moment n’est qu’un acte mécanique. Il est aussi nécessaire de se rappeler que les événements se sont déroulés de la manière désirée. Et s’il faut réajuster ses souvenirs, ou altérer des documents, il est alors nécessaire d’oublier que l’on a agi ainsi. »
Décidément il faut croire que la perspicacité exige aussi une certaine dose de mauvaise foi. Au fait avez vous trouvé l’énigme III=III+III? Sinon allez dormir pour voir si à votre réveil vous la résolvez…
Références:
[1] Wagner, Gais, Haider, Verleger and Born Sleep inspires insight (Nature, 2004)
[2] Caia, Mednickb & al, REM, not incubation, improves creativity by priming associative networks (PNAS, 2009)
[3] Ces exemples sont tirés de cet excellent article de Jonah Lehrer (Wired, 2012)
[4] Henri Poincaré, Science et Méthode (1908)
[5] Djonlagic, Rosenfeld, Shohamy, Myers, Gluck & Stickgold, Sleep enhances category learning (Learning Memory, 2009)
[6] Stickgold and Walker. Sleep-dependent memory triage: evolving generalization through selective processing. (Nature Neuroscience, 2013). A voir également la vidéo de sa conférence au MIT, dont je me suis largement inspiré.
[7] Payne, Schacter, Propper & al, The role of sleep in false memory formation (Neurobiology of Learning and Memory, 2009)
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