Ce qui nous fait marée

Ce week-end de grandes marées est l’occasion de sortir de ma torpeur bloguesque, pour vous parler non pas de ce phénomène mais des marées ordinaires qui défient quotidiennement notre bon sens. La plupart des articles à ce sujet, que ce soit dans les livres de classe, sur Wikipedia,le Café des sciences (ici ou ) et même dans le très sérieux magazine La Recherche, attribuent le phénomène à une mystérieuse force centrifuge qui compenserait la force d’attraction de la Lune. Cette explication est séduisante, mais elle est totalement fausse et comme je suis moi-même tombé dans le panneau dans un précédent billet sur la Lune, une rectification s’impose.

Explication classique: la force centrifuge crée une deuxième marée

Voici ce qu’on lit en général: la Lune attire par gravitation les masses d’eau situées à la surface de la Terre. Ce déplacement des eaux des océans crée une sorte de bourrelet pointé vers la Lune. Et comme la Terre tourne sur elle-même « sous » ce bourrelet, cette marée haute fait le tour de la surface du globe tous les 24H. S’il n’y avait que cette force gravitationnelle en jeu, il n’y aurait donc qu’une seule marée par jour:

L’attraction gravitationnelle crée un bourrelet d’eau sur la Terre pointé vers la Lune.Source ici

Pour expliquer pourquoi il y a deux marées par jour et non pas une seule, l’explication classique fait intervenir une deuxième « force centrifuge » opposée à la précédente, née de la rotation de la Terre autour du barycentre Terre-Lune*. Cette force repousse l’eau des océans loin de la Lune, un peu comme dans une essoreuse à salade, ce qui crée un bourrelet d’eau de l’autre côté de la Terre. Voilà la deuxième marée!

Les deux forces gravitationnelles et centrifuges s’additionnent en tous points de la Terre. Mais contrairement à la force gravitationnelle, la force centrifuge est identique en tous points du globe. Près de la Lune, la force gravitationnelle l’emporte, alors qu’aux antipodes, c’est la force centrifuge qui prend le pas sur la force gravitationnelle. Au centre, les deux forces s’équilibrent puisque la distance Terre-Lune reste constante dans le temps:

force centrifuge et maree

C’est donc bien grâce à l’effet conjugué de la force centrifuge et de la force gravitationnelle qu’on a deux marées par jour et non pas une seule. Pour ceux que ça intéresse, un petit schéma aide à comprendre pourquoi la force centrifuge est effectivement constante en tous points de la Terre:

Rotation de la terre

L’explication semble parfaitement claire, alors où est l’erreur?

Déconstruction du mythe

En fait la force centrifuge ne joue aucun rôle dans l’explication des marées. Pour s’en convaincre, imaginez qu’au lieu d’être en rotation autour de son satellite, la Terre tombe dessus en chute libre. Que se passerait-il?

Terre chute libre

La force gravitationnelle varie aux différents points de la Terre. Elle est maximale en Z et minimale en N. L’accélération globale de la Terre est celle de son centre de gravité O.

Le mouvement de la Terre est imposé par son centre de gravité O, soumis à la force d’attraction de la Lune FO. Toute la Terre accélère donc en bloc sous l’effet de cette force FO. Mais le point Z (pour Zénith) plus près de la lune subit une attraction plus forte que FO et va donc être davantage accéléré que O. Il « tire » donc le reste de la Terre vers l’avant. Aux antipodes c’est l’inverse: le point N (pour Nadir) subit une attraction plus faible que FO. Il est donc ralenti par rapport à O et a tendance à ralentir la chute de la Terre, la déformant vers l’arrière. Ces différences d’accélération entre N et Z allongent donc la Terre sur l’axe Terre-Lune. De la même manière les pôles Nord et Sud vont être compressés et la Terre à tendance à s’aplatir transversalement par rapport à cet axe Terre-Lune.

On pourrait faire le même raisonnement si la Terre était immobile par rapport à la Lune, ou en mouvement quelconque: on obtiendrait toujours la même déformation de notre planète en forme de ballon de rugby. Car ce qui compte pour expliquer les marées n’est pas l’accélération du centre de gravité de la Terre  mais la différence d’accélération entre celui-ci et les autres points de la planète, différence qu’on appelle le « gradient » de gravitation. C’est ce gradient de gravitation et non pas une force centrifuge qui crée deux bourrelets d’eau de part et d’autre du globe:

Gradient de gravitation à la surface de la Terre et déformation de l’eau.Source ici

Les bourrelets qui ne font pas marées

Toutes les figures ci-dessus semblent implicitement assimiler les marées hautes aux gros bourrelets d’eau dessinées de part et d’autre de la Terre. Mais c’est là aussi une illusion, car si l’on fait le calcul, ces bourrelets ne mesurent qu’un petit mètre de haut en pleine mer! Et comme l’orbite de la Lune n’est que très peu inclinée par rapport à l’écliptique, les marées ne devraient être sensibles qu’au niveau de l’équateur. Comment se fait-il que la marée atteigne quotidiennement plusieurs mètres de haut en Bretagne, située à mi chemin entre l’équateur et le pôle?

Pour le comprendre, il faut reprendre la figure des gradients de gravitation sur la Terre.

La Bretagne correspond à peu près au point H, là où la force de marée est pratiquement tangente à la Terre. En ce point, les eaux des mers sont poussées horizontalement et non pas verticalement. Lorsqu’un continent s’oppose à leurs déplacements, les eaux montent dessus et les immenses masses d’eau déplacées peuvent provoquer des marées de plusieurs mètres de hauteur. Le phénomène se complique si l’on tient compte des interférences entre les ondes créées par ces immenses aller-retours de l’eau:

Bref, les marées ne sont pas simples à comprendre!

La marée au secours d’Einstein

La compréhension de ces forces de marées permettent de résoudre un des problèmes qui intriguait Einstein: comment distinguer l’accélération constante de la force de pesanteur? Vous vous souvenez peut-être de mon histoire d’astronaute, coincé dans sa fusée avec les volets fermés, qui se demande si sa fusée est posée sur une planète ou si elle est en accélération constante au milieu de l’espace:J’avais suggéré dans ce billet qu’il n’avait aucun moyen de distinguer les deux situations et je vous dois un second mea culpa! Car les forces de marées permettent de le savoir. Si la fusée est posée sur une planète, l’attraction gravitationnelle que l’astronaute subit n’est pas uniforme: elle est légèrement plus faible sur sa tête que sur ses pieds. Il subit donc une très très très légère force de marée qui le tire à la fois sur ses cheveux et sur ses pieds, en même temps qu’elle lui comprime très très très légèrement le ventre et le dos. Rien de tel s’il est en accélération uniforme! Reste à trouver l’appareil suffisamment précis qui lui permettrait de mesurer une si infime différence, mais après tout ce n’est qu’une expérience de pensée…

* On lit parfois que c’est la rotation de la Terre sur elle-même ou bien autour du Soleil qui crée cette force centrifuge, mais on ne voit pas dans ce cas pourquoi la force centrifuge correspondante serait dans orientée dans l’axe Terre-Lune…

Sources:

La FAQ de Imaginascience

Ce site de l’université Lock Haven

Billets connexes

Lune providentielle, le billet où je reprends l’explication traditionnelle.

Si la relativité générale m’était contée pour comprendre d’autres effets étranges de la gravité

La fièvre de l’ordre pour un autre phénomène terrestre encore plus dur à expliquer: le magnétisme terrestre!

7 comments for “Ce qui nous fait marée

Comments are closed.