Dans mon dernier billet sur les rêves, j’ai passé sous silence une question étrange: quand rêve-ton exactement? Sans même chercher à savoir dans quel cycle du sommeil on rêve (paradoxal, profond, lent etc), comment être sûr que nos rêves prennent forme dans notre tête au moment où l’on dort, plutôt qu’au moment du réveil? Se pourrait-il qu’il s’agisse de faux souvenirs, comme le pensent certains chercheurs, un récit fabriqué à l’instant du réveil et qui nous donne l’illusion d’avoir été vécu durant la nuit?
Invente-t-on ses rêves au réveil?
Le neurologue français Jean-Pol Tassin défend l’hypothèse du rêve né au réveil car lorsqu’on dort, explique-t-il, certains neurones dits noradrénergiques et sérotoninergiques, sont désactivés. Or ces neurones sont indispensables pour vivre une pensée consciente. Le rêve étant lui-même une pensée consciente, d’après JP Tassin il serait impossible d’en faire l’expérience réelle pendant le sommeil. Ce serait donc à l’instant où l’on se réveille et où ces fameux neurones se remettent en activité qu’on reconstruirait rétrospectivement et instantanément son rêve. Et comme ces fameux neurones contrôlent notre perception du temps qui passe, on peut avoir la fausse impression que le rêve a duré très longtemps… Voici son explication en vidéo (à partir de la minute 4:50):
Cette théorie est très contre-intuitive mais elle a le mérite d’expliquer pourquoi nos rêves s’accordent si bien avec ce qui déclenche le réveil. Par exemple, vous rêvez que vous êtes dans une pièce obscure en train de chercher à tâtons l’interrupteur et pile au moment où vous le trouvez, vous êtes réveillé par quelqu’un qui allume votre lampe de chevet. Le mystère se dissipe si l’on part du principe que le récit du rêve a été construit rétroactivement, au moment du réveil.
L’idée du rêve comme faux souvenir est séduisante, donc, mais comment savoir si elle est pertinente? Comment savoir ce qui se passe dans la tête du dormeur au moment où il dort sans le réveiller? L’imagerie cérébrale et les électroencéphalogrammes ne nous donnent que des indices indirects de ce qui peut s’y trame, mais ne nous disent rien de ce que vit la personne endormie à ce moment précis. Les chercheurs ont eu l’idée d’attaquer cette question par un angle très particulier, celui des rêves lucides.
Tu me dis quand tu rêves?
Certaines personnes sont conscientes qu’elles rêvent et conservent une part de self-control durant leur rêve. Pourraient-elles durant leur sommeil signaler à un observateur extérieur le moment où elles font un rêve lucide? C’est l’idée qu’expérimenta le chercheur Stephen Laberge en 1981[1]. Tous les muscles du dormeur sont paralysés pendant leur sommeil paradoxal, sauf ceux qui contrôlent le mouvement des yeux. Laberge observa donc le sommeil de volontaires capables de rêves lucides, après avoir convenu par avance d’un code à base de saccades visuelles qu’ils exécuteraient lorsqu’ils entreraient dans un rêve lucide.
Et ça marcha. Plusieurs participants signalèrent comme convenu par un mouvement des yeux le moment où elles entraient dans un rêve. Pour la première fois on avait réussi à communiquer avec des rêveurs sans les réveiller. Cette astuce prouvait qu’au moins certains rêves se déroulent bien durant le sommeil, qu’ils ne sont pas des faux souvenirs inventés au réveil.
Cette méthode permit également d’explorer la façon dont le temps s’écoule à l’intérieur de nos rêves. Nos rêves les plus longs se réduisent-ils à quelques millisecondes? C’est ce qu’on avance très souvent, à l’instar de Jean-Pol Tassin, pour expliquer comment nos rêves incorporent dans leur récit nos perceptions extérieures (une porte qui claque, une lumière qui s’allume, une sensation inhabituelle…). Laberge [1] demanda donc à des volontaires de compter dix secondes lorsqu’ils étaient réveillés et de faire le même exercice pendant leur rêve lucide, en signalant avec un mouvement des yeux le début et la fin du décompte. En veille comme durant leur rêve lucide, les sujets estimaient des durées très proches de dix secondes.
Evidemment ces conclusions ne sont valables que pour la catégorie très particulière qu’est le rêve lucide et ne disent rien de l’immense majorité des rêves « normaux », ceux durant lesquels on n’a pas conscience que l’on rêve. Mais y a-t-il une véritable différence entre les deux?
Une machine à contrôler ses rêves…
Tout récemment une équipe de recherche allemande a apporté une réponse qui a fait sensation: leur étude [2] montrait qu’on pouvait passer du rêve « normal » au rêve lucide en stimulant simplement le cerveau avec des ondes à la bonne fréquence! De quoi s’agit-il?
Quelques années auparavant, ces chercheurs se sont aperçus que durant un rêve lucide, notre cerveau fonctionne en mode hybride, intermédiaire entre son activité en veille et durant un rêve classique non lucide. En particulier on y retrouve certaines ondes dites gamma, caractéristiques de l’effort d’attention durant l’éveil et absentes lors du sommeil habituel. Mais est-ce l’attention propre au rêve lucide qui induit ces ondes ou au contraire la présence de ces ondes qui permet d’être lucide pendant le rêve? Pour le savoir on a donc stimulé électriquement (et sans les réveiller) le cerveau de 27 volontaires durant leur phase sommeil paradoxal. Puis ils ont réveillé les participants et les ont interrogés sur leur niveau de lucidité durant le rêve qu’ils venaient de faire. Avaient-ils conscience (insight) qu’ils rêvaient? Avaient-ils du recul par rapport au rêve (dissociation)? Pouvaient-ils contrôler le déroulement du rêve (contrôle)? etc. L’étude conclut que 70% des dormeurs avaient eu des rêves lucides lorsqu’on les avait stimulés aux bonnes fréquences!
Une telle technique pourrait aider les victimes de stress post-traumatiques à mieux dormir. Plongées en état de rêve lucide, elles pourraient en effet prendre du recul par rapport à leurs cauchemars récurrents, agir directement sur eux et finalement s’en débarrasser.
… ou pas?
Ces résultats ont été l’occasion d’un florilège de Unes sensationnalistes sur le thème « la technologie permet maintenant de prendre le contrôle de vos rêves ».C’est aller sans doute un peu vite comme l’ont remarqué certains blogueurs, qui mettent en question non pas la méthodologie -impeccable- mais le niveau de lucidité obtenu durant les rêves.
Sur le graphique précédent on voit qu’à 25 et 40Hz on provoque des niveaux de lucidité bien plus marqués que lorsqu’il n’y a pas de stimulation (« sham »). Mais regardez comme l’échelle est trompeuse. Si l’on représente les mêmes graphes sur l’échelle de notation (de 0 à 5), le gain est marginal. Et les niveaux obtenus sur les critères d’insight et de contrôle (0.6 et 0.4) sont encore très loin de vrais rêves lucides (respectivement 3 et 1.8), mesurés par une étude précédente des mêmes chercheurs:
Bref il faudra sans doute que ces résultats soient confortés par d’autres études avant de s’emballer. Et je suis curieux de voir si une nouvelle étude contredisant la première aurait autant d’écho…
La machine à voir les rêves
Au Japon, on attaque le problème du décodage du rêve par la technologie pure. Une équipe de chercheurs [3] s’est intéressée aux tout premiers instants du sommeil, lorsqu’on perd pied avec le réel et qu’un tas d’images surgissent dans notre cerveau. Cette phase qu’on appelle hypnagogique est beaucoup plus facile à étudier que le sommeil paradoxal qui s’installe après plusieurs heures de sommeil profond.
Des volontaires acceptèrent donc de s’assoupir plusieurs jours d’affilée dans le vacarme d’un scanner et de se faire réveiller très souvent (près de 200 fois au total pour chacun!) pour raconter les images mentales qui leur étaient venues. Puis on leur fit visionner éveillés -toujours dans le scanner- des séries d’images correspondant à ce qu’ils avaient vu dans leurs rêves de façon à identifier la signature cérébrale associée à chaque concept. A l’issue de cette phase d’apprentissage, on les remit à dormir dans le scanner et l’algorithme fut alors capable de prédire la nature de leurs rêves hypnagogiques dans plus de 60% des cas, une performance bien au-dessus du hasard.La machine à lire nos rêves n’est pas loin! Avec les progrès de l’imagerie médicale, on pourra bientôt enregistrer et se repasser le film de nos rêves sur grand écran. Et qui sait si, peut-être qu’avec des stimulations aux bonnes fréquences, on pourra en faire un vrai terrain de jeu interactif!
En attendant, cette expérience montre que les images mentales durant la phase hypnagogique du sommeil correspondent à une réalité vécue dans nos têtes et non une reconstruction faite après coup lors du réveil. Là encore, il s’agit d’une forme particulière de rêve et on ne peut pas en toute rigueur généraliser ce résultat aux rêves de la phase paradoxale du sommeil. Mais tous ces résultats partiels vont quand même dans le même sens et aucun n’est cohérent avec l’hypothèse d’une fabrication du rêve au moment du réveil…
Reste à comprendre comment l’histoire de nos rêves incorpore aussi bien ce qui déclenche le réveil. Quelque chose me dit que ce ne sera pas aussi simple!
Sources:
[1] Stephen LaBerge: Lucid Dreaming: Psychophysiological Studies of Consciousness during REM Sleep (1990)
[2] Voss, Holzmann & al, Induction of self awareness in dreams through frontal low current stimulation of gamma activity (2014) et sa critique ici et là.
[3] Horikawa, Tamaki & al, Neural Decoding of Visual Imagery During Sleep (2014, pdf)
L’émission Sur les Epaules de Darwin du 24 mai 2014 de JC Ameisen qui m’a fait découvrir ces expériences étonnantes.
Billets connexes ici ou ailleurs
Pourquoi rêve-t-on? mon précédent billet sur l’origine physiologique des rêves
L’étrange vision d’un aveugle sur une tentative d’explication de l’effet du rêve concommitant;
Le dossier sur les rêves lucides, sur Podcast Science;
Pourquoi a-t-on besoin de dormir? chez Science Etonnante;
Le blog « Les secrets du Sommeil ».
7 comments for “L’instant précis du rêve”