De toutes les fonctions vitales -respirer, manger, s’accoupler…- le sommeil est sans doute le seul qui laisse encore perplexe. On respire pour oxygéner ses cellules, on mange pour refaire le plein d’énergie, on s’accouple pour se reproduire mais pourquoi a-t-on besoin de dormir régulièrement et suffisamment? La méthode scientifique classique -on prive un animal de sommeil et on regarde ce qui se passe- est trop brutale: la privation de sommeil provoque tellement de troubles physiques et psychiques qu’on ne peut rien en conclure à part que dormir est effectivement une fonction vitale. Il a donc fallu s’y prendre autrement et l’on a peu à peu découvert qu’en dépit des apparences il se passe un tas de trucs dans notre corps pendant que l’on dort. Petit tour en deux billets sur les principales fonctions du sommeil…
1) Réparer le cerveau
« On dort parce qu’on est fatigué », dirait La Palisse. Le sommeil ne sert-il pas tout simplement à reposer le corps après une journée d’efforts? Si c’était le cas on ne s’effondrerait pas sous la couette le dimanche soir après avoir passé la journée comme une loque sur son canapé. Et puis si le sommeil servait à reposer les muscles, on n’observerait pas des oiseaux migrateurs dormir pendant leur vol (si, si, c’est par ici), des requins nager pendant leur sommeil (par là), etc.
C’est donc peut-être moins l’immobilité qui caractérise le dormeur que sa déconnexion du monde extérieur: le sommeil est nécessaire au cerveau, plus qu’à tout autre organe. Et apparemment c’est important puisque malgré la vulnérabilité qu’il provoque, les animaux dotés d’un système nerveux central ne peuvent pas s’en passer: vertébrés, insectes, arthropodes… même le petit nématode C Elegans pique régulièrement un roupillon. Et la nature fait preuve de beaucoup d’inventivité pour satisfaire ce besoin: chez les cétacés par exemple, chaque hémisphère cérébral s’endort à tour de rôle, laissant l’autre piloter l’animal jusqu’en surface pour respirer. A l’évidence, le sommeil est bien une fonction vitale non pas du corps mais du cerveau.
Un chat dort douze heures par jour, un homme environ huit et un éléphant seulement trois.
Curieusement les besoins de sommeil sont davantage liés à la taille et au régime alimentaire qu’à la proximité génétique. Chez les herbivores en particulier, plus un animal est grand, moins il a besoin de sommeil (la démonstration ne s’applique pas aux ados carnivores). Pour certains chercheurs [1] le temps de sommeil pourrait donc être lié au métabolisme: les plus petits organismes dépensent relativement plus d’énergie et libèrent donc davantage de radicaux libres nocifs pour les neurones.
Le cerveau pourrait profiter d’un ralentissement du métabolisme au cours du sommeil lent et profond, pour réparer ses lésions cellulaires. Mais quid du sommeil paradoxal, durant lequel le métabolisme est aussi élevé que lors de l’éveil? Selon les mêmes chercheurs, ce serait cette fois l’absence de certains neuromédiateurs (dits « monoaminés ») durant cette phase qui permettrait de restaurer la sensibilité des récepteurs neuronaux:
Une chasse d’eau cérébrale
Il reste à comprendre comment tous ces déchets sont évacués pendant la nuit. Car le système lymphatique -qui débarasse normalement les organes de leurs déchets- n’irrigue pas le cerveau. Ce n’est que très récemment, en 2012, que des chercheurs allemands ont enfin compris comment le liquide céphalo-rachidien circule dans l’interstice des cellules cérébrales d’une souris:
Ces mêmes chercheurs [2] ont découvert que durant le sommeil l’espace libre entre les cellules cérébrales augmente considérablement pour accélérer ce drainage. Comme si cerveau profitait du sommeil pour tirer sa propre chasse d’eau! A la sortie du flux, ils ont constaté une forte augmentation de sa teneur en protéines bêta-amyloïdes, des molécules dont l’accumulation dans le cerveau est responsable de la maladie d’Alzheimer et d’un tas d’autres sales maladies dégénératives. La découverte ouvre des perspectives fascinantes! Est-ce que la pratique quotidienne de la sieste chez les personnes âgées pourrait retarder ou prévenir l’apparition d’Alzheimer?
2) Consolider la mémoire
Cette théorie du sommeil réparateur pourrait laisser penser que notre cerveau est hors service durant la nuit. Or on connaît depuis longtemps les bienfaits du sommeil sur la mémoire. Dans « Cent ans de Solitude », Garcia Marquez imaginait un village atteint d’une épidémie d’insomnie rendant progressivement amnésiques les habitants qui en étaient frappés. Et effectivement de nombreuses expériences montrent que le sommeil est utile pour inscrire durablement toutes sortes de souvenirs ou d’expériences vécus durant la période qui précède l’endormissement. Ce renforcement s’effectuerait tantôt au cours du sommeil lent, tantôt en phase de sommeil paradoxal, selon la nature du souvenir qui se consolide. Quelques exemples piochés dans la littérature:
- Apprendre une tâche manuelle [3]: si vous apprenez à taper une séquence de touches le plus vite possible pendant dix minutes (un ragtime au piano par exemple), vos performances plafonnent au bout de cinq minutes environ. Inutile de risquer une scène de ménage en vous acharnant plus longtemps, attendez plutôt le lendemain matin. Après une nuit de sommeil vous irez en moyenne 20% plus vite que la veille et vous ferez moins d’erreurs! Par contre si vous vous entraînez le matin et que vous vous retestez le soir même (sans avoir fait de sieste), vous n’aurez pas progressé d’un poil. C’est donc bien le sommeil et non le délai d’attente qui vous a donné un coup de pouce. Pour cette tâche précise, l’amélioration dépend surtout de la quantité de sommeil lent en fin de nuit:
- Avoir le coup d’œil[3bis]: des étudiants s’exerçant à repérer les détails d’une apparition fugace s’avèrent plus performants après une nuit de sommeil que durant leur entraînement. Cette fois-ci les progrès sont liés à la proportion de sommeil lent en début de nuit et de sommeil paradoxal en fin de nuit sans qu’on sache très bien pourquoi.
- Mémoriser un itinéraire [4]: après s’être entraîné à un jeu vidéo consistant à sortir le plus vite possible d’un labyrinthe, rien de tel qu’une petite sieste pour améliorer son score. La durée de la sieste importe peu, par contre ceux qui rêvent au jeu font plus de progrès que les autres. Est-ce parce qu’on rêve qu’on améliore ses perf, ou l’inverse? Ou s’agit-il d’une corrélation sans relation de causalité? Mystère…
Chez les jeunes enfants, la sieste a exactement le même effet d’ancrage. L’expérience, pratiquée sur des bouts de choux en maternelle, a montré qu’une sieste leur permet de consolider les apprentissages du matin, bien plus que la nuit de sommeil suivante. Sans être aussi radical qu’en Chine -où un ami me racontait que la sieste est obligatoire au bureau- peut-être faudrait-il que les petits puissent faire la sieste en moyenne et grande section de maternelle?
A l’école des mouches et des abeilles
Cet effet bénéfique du sommeil sur la mémoire est-il le propre de l’homme? Pour le savoir, des chercheurs allemands [5] ont forcé des abeilles à trouver un nouvel itinéraire jusqu’à leur ruche. Ils ont d’abord observé que ces abeilles dormaient plus que la normale après l’épreuve. Ils ont ensuite observé l’effet de l’insomnie sur leurs performances. Privées de sommeil avant l’épreuve d’orientation, les abeilles n’étaient ni plus ni moins habiles à retrouver leur chemin. Par contre quand une partie de ces abeilles était privée de sommeil après l’épreuve, et qu’on retestait leur mémoire le lendemain, la différence était flagrante: celles qui manquaient de sommeil se perdaient quatre fois plus souvent que celles qui avaient pu dormir tout leur saoul. Le sommeil aide donc les abeilles non pas à découvrir un nouveau chemin, mais à se souvenir d’un parcours appris durant la journée.
Un protocole expérimental plus raffiné a mis directement en évidence ce lien entre souvenir et sommeil, cette fois-ci sur des mouches. En 2011 des chercheurs américains [6] ont réussi à modifier génétiquement des mouches mâles de façon à ce qu’elles s’endorment automatiquement dès que la température dépasse 31°C. Ils ont ensuite exposé ces mouches à d’autres mâles émettant des phéromones femelles. Les mouches cobayes tentaient leur chance avec ces travestis et -logique- se faisaient rejeter. A force, ils apprenaient à se méfier de ces drôles de zozos, mais ils côtoyaient tellement de mouches qu’ils oubliaient très vite la leçon… sauf lorsque les chercheurs les forçaient à dormir quelques heures après leur entraînement. A leur réveil, les mouches se rappelaient parfaitement quelles mouches il leur fallait éviter. Et pour ceux qui ont déjà écraser des mouches, mais n’ont jamais vu des mouches qui écrasent, voici ces fameuses mouches endormables à volonté (à droite):
3) Peut-on dormir pour oublier?
Le sommeil semble donc avoir (au moins) deux rôles apparemment contradictoires: d’une part faire le ménage du cerveau et de l’autre consolider la mémoire. Et l’on a longtemps débattu quant à savoir lequel prévalait sur l’autre. Or il se pourrait que ces deux fonctions du sommeil soient tout à fait complémentaires. Durant l’éveil, le cerveau enregistre les expériences vécues en créant de nouvelles connexions entre neurones au niveau des synapses. A mesure que le temps passe, ces nouvelles connexions synaptiques s’accumulent parfois jusqu’à saturation, comme dans le cas de nos mouches OGM: après avoir côtoyé des centaines de congénères elles sont incapables de se souvenir de qui est un bon coup et qui ne l’est pas.
Des neurobiologistes italiens [7] ont émis l’hypothèse que le sommeil permettrait d’éliminer les connexions synaptiques superflues, ne préservant que celles qui sont pertinentes. Selon cette théorie dite de « l’homéostasie synaptique », ce nettoyage permettrait d’éliminer l’information inutile accumulée durant l’éveil et qui risquerait de surcharger le cerveau. « Non, ma chérie, je ne me souviens pas t’avoir promis une rivière de diamant pour ton anniversaire… »
Les observations du cerveau des mouches sont cohérentes avec leurs prédictions: le nombre et la taille des synapses des drosophiles augmentent durant la journée et diminuent effectivement durant le sommeil. Plus la journée est stimulante, plus cette remise à zéro des synapses prend du temps -un peu comme la réparation de son disque dur sous Windows- ce qui explique que les mouches (et les abeilles) dorment spontanément plus longtemps après avoir été intensément stimulées.
Mais comment notre cerveau choisit-il entre ce qu’il faut retenir et ce qu’il faut oublier? Le débat est encore largement ouvert mais une expérience récente menée à Berkeley donne un début de réponse [8]: des chercheurs ont entraîné des étudiants à associer des paires de mots en leur demandant de ne retenir que certaines d’entre elles et d’oublier les autres. Puis ils ont envoyé la moitié du groupe piquer un somme avant de retester tout le monde deux heures plus tard. Résultat: tous les étudiants (et particulièrement ceux qui avaient dormi) avaient mieux mémorisé les paires qu’on leur avait demandé de retenir que celles qu’on leur avaient demandé d’oublier. Plus on accorde de l’importance à un apprentissage, plus son souvenir se renforce pendant le sommeil. Par contre on voit que le sommeil n’aide pas à « oublier volontairement », contrairement à ce que la théorie de l’homéostasie synaptique aurait pu suggérer.
Une chose est sûre en tous cas, le sommeil n’est pas – loin s’en faut- un état de repos du cerveau. C’est au contraire une phase de tri très active durant laquelle il se débarrasse des toxines et des connexions superflues accumulées pendant l’éveil, et ancre les apprentissages importants dans la mémoire à long terme, entre autres rôles étonnants. Mais on verra ça la prochaine fois, là je vais me coucher…
Références:
[1] Siegel, Clues to the function of mammalian sleep (Nature, 2005). Voir aussi le n°315 de Pour la Science (janvier 2004).
[2] Xie, Kang, Xu et al, Sleep Drives Metabolite Clearance from the Adult Brain (Science 2013). voir aussi l’interview de Maiken Nedergaard qui a piloté l’étude.
[3] Walker, Brakefield, Morgan, Hobson3], and Stickgold,Practice with sleep makes perfect: sleep-dependent motor skill learning(Neuron, 2002) et Stickgold R, Whidbee, Schirmer, Patel, Hobson, Visual discrimination task improvement: A multi-step process occurring during sleep (Journal of Cognitive Neuroscience, 2000)
[4] Wamsley, Tucker, Payne, Benavides & Stickgold, Dreaming of a learning task is associated with enhanced sleep-dependent memory consolidation (Current Biology, 2010).
[5] Beyaert, Greggers, Menzel, Honeybees consolidate navigation memory during sleep (Journal of Experience Biology, 2012)
[6] Donlea, Thimgan, Suzuki, Gottschalk & Shaw. Inducing Sleep by Remote Control Facilitates Memory Consolidation in Drosophila (Science, 2011)
[7] Cirelli & Tononi, Sleep function and synaptic homeostasis (Sleep Medicine Review, 2006) et le numéro 432 de Pour la Science (octobre 2013)
[8] Saletin, Goldstein & Walker, The role of sleep in directed forgetting and remembering of human memories (Cerebral Cortex, 2011). Voir aussi cette étude de 2010 qui confirme que le sommeil n’aide pas à oublier volontairement certaines associations.
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et du côté du C@fé des sciences:
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