Le chaînon manquant à la théorie de Darwin?

Les phryganes sont des petits insectes vivant au bord des rivières, dont les larves témoignent d’un extraordinaire talent de bâtisseur. A l’aide des petites pierres qu’elles récoltent au fond de l’eau, elles se fabriquent d’admirables abris portatifs. Un peu comme un escargot ou un bernard-l’ermite sauf que la phrygane construit son home-sweet home au lieu de le produire ou de le trouver. Et elle choisit ses pierres de façon à ce que l’abri soit lesté suffisamment pour résister au courant, mais pas trop quand même pour qu’il reste transportable.

Comment créer des bijoux originaux sans se fouler? L’artiste Hubert Duprat a eu l’idée facétieuse de placer des larves de phrygane dans un aquarium rempli de petites paillettes d’or, de perles et de pierres précieuses. Aussitôt les larves se sont mises à se construire un nouvel abri avec les seuls matériaux à leur disposition, fabriquant ainsi de magnifiques bijoux. Source ici

La lecture génome-centrée de Dawkins

Pour Dawkins, il s’agit là d’un exemple typique de « phénotype étendu », au même titre que ses pattes ou son système digestif. Et il y voit nécessairement une explication génétique:

Le généticien devrait reconnaître les gènes « chargés » de la forme des maisons dans un sens aussi précis que les gènes chargés par exemple de la forme des jambes (…) mais il n’y a pas à étudier la génétique pour être sûr qu’il existe un gène de ce type, ou au moins qu’il y eut un jour des gènes qui influencèrent les différences entre les maisons des phryganes. Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’une bonne raison de croire que les maisons des phryganes sont une adaptation darwinienne. Dans ce cas, il y a eu nécessairement des gènes contrôlant les variations dans les maisons des phryganes, car la sélection ne peut produire des adaptations à moins qu’il n’y ait eu des différences héréditaires parmi lesquelles il faut choisir.

Autrement dit s’il y a adaptation, il y a eu sélection naturelle, donc variations héréditaires de comportement donc gènes pilotant ce comportement. On a là l’essence même de la théorie synthétique de l’évolution:

Et l’individu là-dedans?

Je veux bien croire que le comportement de la phrygane est complètement déterminé génétiquement, mais je trouve déprimante une théorie dans laquelle l’individu n’a aucun rôle à jouer, aucune chance de s’adapter le mieux qu’il peut à son environnement. A mon grand bonheur j’ai découvert que Erwin Schrödinger himself – le pape de la physique quantique et du chat à-la-fois-mort-et-vivant- s’est insurgé contre cette vision de l’évolution dès 1958 dans « L’esprit et la matière« :

Les exposés vulgarisés de la théorie de Darwin sont susceptibles de conduire à une vision triste et décourageante du fait de l’apparente passivité de l’organisme dans le processus du l’évolution. Les mutations surviennent spontanément dans le génome -la substance héréditaire (…) En dehors de cela l’activité que [l’individu] mène durant sa vie semble biologiquement sans importance. Car rien en elle n’a d’influence sur la descendance: les propriétés acquises ne sont pas transmises héréditairement. Toute aptitude obtenue, tout entraînement accompli, se perd, ne laisse pas de trace, meurt avec l’individu, n’est pas transmis (…) La nature refuse pour ainsi dire sa collaboration- qu’elle fait tout par elle-même, qu’elle condamne l’individu à l’inactivité, voire au nihilisme.

La vulgate darwinienne semble ne faire aucun cas de l’extraordinaire instinct de survie dont sont dotés tous les êtres vivants (en dehors de certains cas très particuliers ou du mythe des lemmings suicidaires). Cet invariant est tellement naturel qu’on n’en prend conscience que lorsqu’il semble mis en défaut, par exemple quand des dingos de dauphins se jettent sur la plage pour s’y échouer:

https://www.youtube.com/watch?v=6ABqvz3ylQk 300 200

Schrödinger suggère donc de prendre en compte le rôle du comportement de l’individu dans l’évolution. Non pas -comme le proposait Lamarck- parce que l’utilisation d’un organe ou d’un comportement provoque directement le développement et l’amélioration de ce trait au cours des générations suivantes. Mais parce que

le fait de posséder le caractère nouveau ou modifié peut induire l’individu à changer son environnement (ou) l’induire à changer de comportement vis-à-vis de son environnement, tout ceci tendant à renforcer puissamment l’utilité du nouveau caractère et à accélérer ainsi ses améliorations sélectives supplémentaires allant dans ce sens.

La merveilleuse adaptabilité des handicapés

Sans l’avoir vraiment nommé, Schrödinger avait donc inventé le concept d’exaptation avant Stephen Jay Gould. Comment ça marche? L’idée est simplement que tout animal possède un instinct inné pour survivre et se reproduire coûte que coûte en exploitant au maximum ses particularités morphologiques. Le grand costaud usera de sa force pour se procurer ce dont il a envie, et c’est en général la seule chose qu’on retient de la vulgate darwinienne. Mais ce principe est encore plus flagrant pour les animaux affligés au contraire d’un handicap congénital. Ils se montrent extraordinairement habiles à compenser leur déficit en déployant des trésors d’habileté et d’adaptation morphologique. Que ce soit lorsqu’il leur manque les pattes avant:

https://www.youtube.com/watch?v=7f1ovurzU2s 300 200

Ou les pattes arrière:

https://www.youtube.com/watch?v=o4Zwgg4a-uI 300 200

Ou les deux pattes latérales. Ce chien vous paraît-il vraiment handicapé?

https://www.youtube.com/watch?v=qRhouhCet_w 300 200

Pour les handicaps sensoriels c’est pareil: le sens défaillant est compensé par un sur-développement des autres sens. Les aveugles entendent extraordinairement bien, les malentendants arrivent à lire sur les lèvres etc. Sans parler de stratégies encore plus sophistiquées, comme ces aveugles de naissance qui se guident par écholocalisation en faisant des clics avec leur langue:

https://www.youtube.com/watch?v=WHYCs8xtzUI 300 200

D’après Daniel Kish, adepte et promoteur de cette méthode, cette faculté n’a rien d’exceptionnel: elle est à portée de toute personne s’entraînant suffisamment (il faut quand même être aveugle pour avoir une chance d’y arriver!).

L’exaptation dans la nature

Je suis convaincu que tous les animaux ont cette capacité à exploiter au maximum les ressources physiques dont ils sont dotés, mais comment en être sûr? Il y a plusieurs indices en faveur de cette hypothèse:

  • Très souvent un attribut physique est utilisé pour une fonction très secondaire. On peut alors admettre qu’un tel usage n’a pas pu faire l’objet d’une sélection naturelle. Dans son billet sur l’évolution « neutre », Hans proposait par exemple ce bouquetin qui utilise ses longues cornes pour se gratter l’arrière-train:

https://www.youtube.com/watch?v=U8vxgjdCtQU 300 200

  • Lorsque l’usage d’un attribut est postérieur à son apparition dans l’espèce, on est bien forcé d’y voir une exaptation. Par exemple l’écriture et la lecture sont apparues après la préhistoire, donc bien longtemps après l’apparition de notre espèce sous sa forme actuelle. Ce n’est donc pas à la sélection naturelle que nous devons cette faculté, mais à notre abilité à tirer tout le parti possible de notre cerveau.
  • Lorsqu’un attribut physique a plusieurs fonctions, on peut raisonnablement imaginer que l’individu a joué un rôle actif dans l’émergence de l’une de ces fonctions. Comme le dit Schrödinger, « on ne peut pas avoir des ailes efficaces sans tenter de voler » car « la sélection serait impuissante à « produire » un nouvel organe si elle n’était pas aidée en permanence par l’usage approprié que l’organisme en fait ». Ainsi les plumes des ancêtres des oiseaux, initialement bien utiles parce qu’elles tenaient chaud, ont fini comme de précieux auxiliaires pour le vol.Mais je préfère l’exemple du petit Sicyopterus stimpsoni, un poisson de la famille des Gobies vivant dans les îles Hawaï, qui se nourrit des nutriments collés aux rochers, grâce à sa bouche en forme de ventouse:

Sicyopterus stimpsoni et sa ventouse buccale. Source ici

Lorsqu’il migre vers l’intérieur des terres à l’âge adulte, il utilise cette ventouse comme d’un crampon qui lui permet de grimper aux rochers humides de cascades verticales pouvant atteindre jusqu’à 100 mètres de hauteur. En filmant de près les mouvements de leur bouche, les chercheurs ont constaté que les mêmes mouvements leur servent pour se nourrir et pour leurs exercices d’escalade, sans qu’ils puissent affirmer quel comportement a précédé l’autre [1]. Je n’y connais rien en Sicyopterus stimpsoni, mais bon, ça m’étonnerait qu’ils aient appris à escalader avant de se nourrir…

Surprise, le comportement est flexible!

L’adaptabilité comportementale est parfois directement observable, à l’occasion de changements dans l’environnement par exemple. En Angleterre certains cochons d’élevage ont réussi à tromper le système régulant leur régime alimentaire, en troquant leur collier d’identification avec celui de leur voisin:

https://www.youtube.com/watch?v=8ImZmDYme_s 300 200

Je vous avais parlé dans ce billet de ces mésanges-voleuses-de-lait de la banlieue de Southampton. L’expérience a montré que les oiseaux apprenaient à décapsuler les bouteilles de lait en tombant sur les indices laissés par leurs congénères chapardeuses (une bouteille de lait ouverte, avec un trou dans la capsule).

Source: ici

Grâce à l’émulation sociale, un comportement innovant peut se diffuser très rapidement au sein d’une population et y demeurer. Ce type de changement comportemental n’est pas l’apanage des vertébrés. Le même type de transmission a pu être observé expérimentalement chez les bourdons: ceux-ci peuvent apprendre à dérober le nectar d’une fleur par la base de la corolle, soit en observant comment s’y prend un de leurs congénères, soit en découvrant le trou qu’il y a laissé en repartant. On a même démontré le mois dernier que lorsque certains voleurs de nectars privilégient un côté (droit ou gauche), cette préférence latérale est conservé par leurs élèves [2].

De telles transmissions proto-culturelles n’ont été identifiées que pour des vertébrés et des insectes sociaux. Pour les autres organismes, le conditionnement génétique semble encore inévitable, mais la recherche n’est pas terminée!

Un principe à ajouter à la théorie darwinienne?

La charpente de la théorie Darwinienne pourrait se résumer à trois principes simples, qui n’ont jamais été réfutés jusqu’ici: variation des traits, héritabilité de ces variations et sélection naturelle. Or comme le remarque Schrödinger « la sélection serait impuissante à produire un nouvel organe si elle n’était pas aidée en permanence par l’usage approprié que l’organisme en fait ». A la lumière des exemples ci-dessus, on est donc tenté d’ajouter un quatrième principe à l’édifice Darwinien:la capacité des individus à tirer le meilleur usage des caractères dont ils héritent.

epigenetic landscape

Le paysage épigénétique (source ici)

Ou, pour parler comme les biologistes évolutionnstes, il faut postuler que les organismes trouvent toujours le chemin les amenant au sommet de leur propre paysage épigénétique.

Grâce à ce quatrième principe, les mutations favorables voient leur valeur augmenter aux yeux de la sélection naturelle et se propagent donc plus rapidement. On aboutit à un mécanisme très similaire à celui que dépeint Lamarck, mais comme l’écrit Schrödinger:

La dépendance causale n’est pas celle à laquelle pensait Lamarck: ce n’est pas le comportement qui change le physique des parents (…) C’est le changement physique des parents qui modifie -directement ou indirectement, par la sélection- leur comportement; et ce changement de comportement est transmis à la progéniture, par l’exemple, par l’enseignement, ou même de façon plus primitive, en même temps que le changement physique véhiculé par le génome.

Par exemple, l’exploitation d’une nouvelle niche alimentaire par une sous-population l’amène à se retrouver plutôt dans les coins où cette nourriture spécifique est abondante. Schrödinger propose aussi le cas d’une fleur des montagnes développant un mutant « velu ».

Les mutants velus, étant favorisés essentiellement dans les régions les plus élevées, répandent leurs graines dans ces zones, de telle sorte que la génération suivante de « velus », prise dans sa totalité, a « monté la pente », pour ainsi dire, « afin de faire meilleur usage de sa mutation favorable.

Très sympatriques ces spéciations…

Cette optimisation permanente du comportement par rapport au bagage physiologique dont hérite un individu expliquerait la tendance centrifuge des espèces dont je vous ai parlé dans le billet précédent à propos de la spéciation sympatrique. Dès qu’une particularité physique émerge de façon même minoritaire dans une population, celle-ci adapte son comportement de manière à en tirer le meilleur parti. Si ce changement de comportement est un succès, si les individus qui en sont porteurs réussissent à survivre et à se reproduire, alors ils auront tendance à s’appuyer davantage encore sur leurs différences morphologiques, s’écartant rapidement du reste de la population au fil des générations, jusqu’à former une nouvelle espèce.

Cette hypothèse expliquerait à la fois pourquoi certaines espèces peuvent se différencier spontanément sans qu’il y ait ni isolement géographique, ni changement d’environnement. Et là encore, Schrödinger avait vu juste:

Qu’on le veuille ou non, on est frappé par l’impression de forces ou de tendances partant du « simple et clair », dans certaines directions, pour aller vers le compliqué. Le « clair et simple » semble représenter un état de choses instable. S’écarter de lui engendre- semble-t-il- des forces tendant à produire un écart supplémentaire allant dans la même direction (..) Dans un langage métaphorique on pourrait dire: l’espèce a trouvé dans quelle direction se trouve sa chance dans la vie, et elle poursuit ce chemin.

Cinquante ans après ses prédictions, c’est exactement ce à quoi concluent les modèles mathématiques les plus récents:

I Stewart, Self-organization in evolution: a mathematical perspective (pdf)

Pas mal non? Surtout quand on pense que Schrödinger n’était pas biologiste mais physicien… Bien sûr, un tel principe pose un tas de questions: d’où vient un tel « instinct de vie », sorte d’homéostasie généralisée aux niveaux supérieurs de l’existence? Comment un comportement optimal se transmet-il chez des organismes non sociaux comme les phryganes par exemple ou certains parasites au cycle de vie particulièrement tortueux? Il reste pour les biologistes un vaste champ à explorer…

Sources et références:

Erwin Schrödinger, L’esprit et la matière (1958)
[1] Cullen JA, Maie T, Schoenfuss HL, Blob RW (2013) Evolutionary Novelty versus Exaptation: Oral Kinematics in Feeding versus Climbing in the Waterfall-Climbing Hawaiian Goby Sicyopterus stimpsoni. PLoS ONE  8(1): e53274. doi:10.1371/journal.pone.0053274 (pdf)
[2] Goulson, Park & al: Social learning drives handedness in nectar-robbing bumblebees (2013, pdf)

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Plastique la vie! un billet un peu brouillon précurseur de celui-ci
L’évolution un art plastique, en trois épisodes (ici, et enfin ) sur d’autres mécanismes d’évolution épigénétique.
Les mathématiques du vivant: notes de lecture du dernier livre de Ian Stewart, pour le passage sur la spéciation sympatrique

16 comments for “Le chaînon manquant à la théorie de Darwin?

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