Je viens de finir le dernier livre de Sherryl Turkle [1] où cette prof du MIT enquête sur les usages des étudiants en matière de communication numérique (les fameux TIC, Technologies de l’Information et de la Communication). Son bilan est assez accablant. Pour faire court, la technologie a su nous séduire par notre point faible: nous n’aimons pas la solitude mais une trop grande intimité avec les autres nous effraie. La communication numérique nous permet justement d’être à la fois hyper-connectés et hyper-protégés émotionnellement les uns des autres. Mais cette ambivalence qui confond intimité et connexion permanente, transforme souvent nos cyber-relations en solitudes d’un genre nouveau…
Quand le substitut supplante l’original…
L’histoire des technologies de la communication suit toujours le même schéma: à chaque fois qu’on a inventé un nouvel outil de communication pour répondre à une contrainte (communiquer à distance, en cas d’indisponibilité de son interlocuteur etc.), son succès a tenu autant à sa promesse initiale qu’à ses limites. Prenons un exemple: avant qu’on n’invente le mail, le téléphone était la meilleure façon de se parler à distance. Certes un coup de fil était moins « riche » qu’un dialogue en face à face, mais on l’a très vite préféré pour tous les échanges rapides, même avec son voisin ou pour parler au bureau d’à côté.
Le phénomène s’est répété avec les échanges écrit, mails, SMS, messages instantanés… Leur premier bénéfice était de permettre un dialogue en temps différé, sans attendre que son interlocuteur soit disponible. Le temps gagné compensait largement la plus grande pauvreté émotionnelle de l’écrit par rapport à un échange verbal. Pourtant, ces avantages ont surtout servi de prétexte pour ne plus décrocher son téléphone. Hier soir encore mon Numberone a passé la soirée à échanger des SMS avec son copain. Ce qui leur aurait pris cinq minutes par téléphone leur a demandé une heure pour écrire une centaine de SMS chacun…
L’écran fait écran
Voilà comment, selon Sherryl Turkle, le « mieux que rien » qu’apporte la technologie devient au bout du compte, le « mieux » tout court. La raison en est simple selon elle: l’ersatz de communication supplante l’original parce qu’il est moins impliquant émotionnellement. Le téléphone apportait l’avantage (et non l’inconvénient) de masquer tout « body language » pouvant trahir vos sentiments à votre insu. Mais la voix transmet quand même des émotions que l’on ne maîtrise pas et parfois les mots s’échappent de votre bouche avant que vous n’ayez pu les penser, les choisir et les corriger. Les ados évitent donc le téléphone par peur de trop se révéler et lui préfèrent les SMS ou les messages instantanés. Ils ont tout loisir de contrôler ce qu’ils écrivent et de se corriger avant d’envoyer leur réponse, sans la pression d’un silence gênant et tout en ayant l’air parfaitement spontané et informel. Le t’chat ressemble à un jeu d’ombres chinoises où l’on maîtrise complètement l’avatar qui s’exprime en votre nom.
La règle du jeu consiste à se dévoiler le moins possible, tout en restant à la fois drôle, informel et désinvolte. Pas étonnant que nos jeunes aient délaissé l’email et lui aient préféré le SMS – plus propice au dialogue, moins formel, plus court. Mais même les SMS peuvent introduire une petite pression sur le récepteur, du simple fait qu’on sait qu’il a reçu le message et qu’on attend sa réponse. Le succès des messages instantanés -ou encore mieux, des posts sur les réseaux sociaux- tient peut-être au fait qu’ils n’ont pas ces contraintes. N’étant pas forcément devant la fenêtre où apparaît un nouveau message, le récepteur n’a aucune pression pour y répondre s’il ne le souhaite pas. Moins il est engageant, plus l’outil s’impose facilement.
L’écran, miroir de soi
Bien entendu, « l’autre » risque de faire les frais de ce jeu narcissique, où chacun soigne sa mise en scène et parle plus qu’il n’écoute. La situation dicte souvent l’intérêt et l’importance que l’on accorde à son interlocuteur. Sur un site de rencontre, moins on en sait sur lui, plus le fantasme peut fonctionner à plein. A l’autre extrême, les débats sur internet dégénèrent d’autant plus vite qu’on ne visualise pas l’effet de ses propos sur ceux qui les lisent. D’ailleurs la plupart du temps, on n’accorde à son interlocuteur qu’une attention très partielle pour la simple raison qu’on fait plusieurs choses en même temps.
Le multitasking, note Turkle, est une autre de ces avancées technologiques piégeuses dont on ne sait plus trop se défaire une fois qu’on y a goûté. Une de ses étudiantes raconte que depuis qu’elle skype avec sa grand-mère qui habite loin, leurs échanges ont perdu un peu de leur saveur. La webcam devrait en théorie agrémenter leurs conversations, mais comme elle ne peut s’empêcher de lire ses mails pendant que sa grand-mère lui parle, elle n’en retire aucun plaisir. C’est un peu comme si son image en live l’avait dispensée d’être complètement présente durant leurs échanges…
Ce nouveau rapport à l’autre déborde dans la « vraie vie », lorsqu’on interrompt une conversation en face-à-face pour lire un SMS ou répondre à un appel. C’est un peu comme si les personnes autour de soi pouvaient se mettre « en pause » comme un lecteur de DVD. Lorsque dans un lieu public, quelqu’un étale bruyamment sa vie privée par téléphone, son auditoire involontaire a la désagréable impression de ne pas exister à ses yeux. Ou quand quelqu’un est tellement concentré sur son smartphone qu’il en oublie le monde autour de lui:
Partage-t-on au moins un peu plus qu’avant ses émotions avec les autres? Voire… Il y a une différence entre rire ensemble et écrire qu’on est mdr. Les émotions électroniques se limitent le plus souvent à un choix parmi une gamme d’émoticônes aussi laconiques que peu engageantes. Et quand on ressent quelque chose de fort, le premier réflexe n’est plus d’en parler à ses proches, mais de l’exhiber publiquement sur son réseau social. Pour les ados qu’a interviewés Sherryl Turkle, l’envie de dialoguer naît moins de l’envie d’échanger une émotion ou un sentiment que du besoin de ressentir de tels sentiments grâce au t’chat. Bien sûr, communiquer a toujours eu un peu cette fonction, mais on n’avait encore jamais atteint le stade du « Kikou! lolll ;-)))) » qui introduit si souvent ces étranges conversations…
Infantilisation?
Dans le fond chaque avancée technologique en matière de communication a son revers. Elle nous libère d’une contrainte mais nous entrave subrepticement dans une autre, dont on tarde à prendre conscience. Parce qu’on peut faire plusieurs choses en même temps, on a du mal à se concentrer sur une seule. Parce qu’on a les moyens de réagir vite, prendre son temps exige un réel effort sur soi. Parce qu’on peut être partout à la fois, on n’est réellement nulle part. Et parce qu’on peut être toujours connecté, on ne sait plus se déconnecter. Ce dernier point est critique car dans toutes les sociétés, le passage de l’adolescence à l’âge adulte est rituellement marqué par la rupture avec son ancrage habituel, à l’occasion d’un voyage ou d’études loin de son domicile par exemple. Nos adolescents restent au contraire connectés en permanence à leur cyber-chez-soi, où qu’ils se trouvent. Ils se privent ainsi de cet apprentissage « par la coupure », cette légère frayeur qui nous saisit quand on est seul pour la première fois dans un univers inconnu. Une expérience fondamentale pour apprendre à devenir autonome.
D’ailleurs, toutes les technologies de la communication n’ont-elles pas tendance à nous maintenir dans cet état d’enfance perpétuelle? L’espace social qu’elles tissent ressemble à s’y méprendre à une aire de jeu idéale: un lieu rassurant, dédié au fun et au cool, où l’on partage les bons moments plutôt que les coups durs, où l’on n’est entouré que par des amis et des gens que l’on a choisis, où rien de ce qu’on dit ne porte à conséquence et où bien sûr, on peut entrer et sortir à sa guise. Le cyber chez-soi est un refuge idéal contre la dure vie d’adulte …
Peut-on parler d’addiction?
Deviendrait-on accrocs à cette vie par écran interposé? Même pas, car pour Sherryl Turkle l’addiction ne peut se traiter que par l’abstention technologique qui n’est pas envisageable dans un monde moderne (quoique… ça devient très tendance si l’on en croit Guillemette Faure). Le luddisme n’étant pas de mise, il nous faut apprendre à nous défaire des mauvais réflexes auxquels la technologie nous entraîne insidieusement*. Selon le mot de Churchill « Nous façonnons nos bâtiments etceux–cinous façonnent à leur tour« . Nous voilà prévenus: à nous de trouver la meilleure manière d’utiliser la technologie sans lui remettre les clés de notre mode de vie.
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