L’idée que des grandeurs aussi élémentaires que le temps, la vitesse ou la température ne puissent pas aller au-delà de certaines limites (supérieures ou inférieures) est très contre-intuitive. Donc après la vitesse (ici) et le commencement du temps (là), je m’attaque au problème de la température. On va voir que certains systèmes ultra chauds peuvent descendre à des températures bien inférieures au zéro absolu. Oui vous avez bien lu! Il faut lire la suite pour comprendre…
Au fait, c’est quoi une température?
On explique d’habitude que la température d’un gaz correspond à son agitation moléculaire: plus ses molécules vont vite en moyenne, plus leur énergie cinétique est grande et plus la température du gaz est élevée. Inversement si aucune molécule ne bouge, on a atteint la température la plus basse possible. Les physiciens ont donc défini une échelle des températures -celle de Kelvin- dont le zéro absolu correspond à cette température minimale (-273,15° Celsius). Enfin les règles de la physique quantique interdisent l’immobilité parfaite: il est donc impossible d’atteindre cette température de zéro Kelvin.
Dans ce schéma, on ne voit pas bien ce qu’une température négative voudrait dire : on ne peut pas bouger moins que pas du tout! Mais cette définition de la température n’est pas très satisfaisante de toutes façons:
- La mesure de l’énergie cinétique des molécules dépend du référentiel dans lequel on se place. Or la température d’une bouteille de gaz est la même qu’on la mesure au sol ou dans un avion supersonique (je vous déconseille de faire l’expérience en période de Vigipirate). A la rigueur on peut convenir de toujours prendre le référentiel de la bouteille, mais il vaudrait mieux une définition indépendante du choix du référentiel: l’écart-type des énergies cinétiques plutôt que leur moyenne par exemple.
- Ensuite notre définition ne tient compte que de l’énergie cinétique des molécules. Comment le vide spatial peut-il avoir avoir une température de 3K s’il ne contient aucune molécule? La définition complète de la température prend en compte toutes les formes d’énergie présentes: à la fois celles liées à la matière (énergie cinétique, mais aussi énergie potentiel, énergie d’interaction, de spin etc) et celles associées aux champs d’énergie immatériels: l’énergie du rayonnement électromagnétique par exemple (c’est d’ailleurs elle qui fournit l’essentiel de la température du vide cosmique).
Il faut donc voir la température comme caractérisant la loi de distribution statistique de l’énergie d’un système. Elle mesure la probabilité de trouver une particule (ou un champ mais comme je suis flemmard je n’écrirais que « particules » dans la suite) ayant un niveau d’énergie donné.
La loi de Boltzmann
Revenons à notre bouteille de gaz idéale dont les molécules s’agitent et s’entrechoquent dans tous les sens sans frottement. En étudiant un modèle très simplifié, Maxwell avait pu démontrer (ici) que la probabilité pour qu’une molécule ait une énergie cinétique E décroît exponentiellement avec E: p(E) ~ exp(-βE). Bizarrement, la plupart des molécules ont une énergie cinétique très faible, même dans un milieu très chaud.
Une molécule peut posséder une très grande énergie, c’est juste très rare. Le terme β mesure ce degré de rareté: plus il est grand, plus l’exponentielle décroît rapidement et moins on a de chance de tomber sur une molécule ayant une grande énergie: on sent bien qu’on est dans un milieu froid. Inversement si β est petit, ces grandes énergies se font moins rares, signe que le milieu est plus chaud:
La grandeur β caractérise donc en quelque chose la « froideur » du système et les physiciens ont choisi de définir la température en proportion de son inverse: T=1/kβ. Un choix qui n’est pas aussi judicieux qu’on pourrait le croire comme on va le voir par la suite.
Dans l’équation, on a introduit la constante de Boltzmann (k) car c’est ce dernier qui a montré que la relation p(E) ~ exp(-E/kT) était en fait valable quelque soit la forme d’énergie et dans toutes les situations de physique classique. Il suffit par exemple de l’appliquer à l’énergie potentielle des particules soumise à la gravité, pour retrouver la formule donnant la densité de matière en fonction de l’altitude.
La loi de Boltzmann est fondamentale en physique statistique, un peu comme celles de Maxwell en électromagnétisme. D’ailleurs chacune de ces lois a porté les germes d’une révolution scientifique majeure. La théorie de la relativité a été construite pour préserver la validité des lois de Maxwell dans tous les référentiels. Et c’est parce qu’il avait la conviction que la loi de Boltzmann devait être valable dans ses calculs sur le rayonnement thermique, que Max Planck inventa sa théorie des quanta, premier acte fondateur de la physique quantique (voir ce billet).
Avec cette définition toute propre de la température, rien n’ interdit mathématiquement d’imaginer qu’elle puisse être négative. Si T est négatif, exp(-E/kT) est une fonction croissante de E. Plus les énergies sont grandes, plus elles sont probables. Et inversement les faibles énergies sont les plus rares!
La seule contrainte sur cette loi de probabilité est qu’elle reste « normalisable » c’est-à-dire que la somme des probabilités fasse toujours 1. Cette contrainte impose à l’exponentielle exp(-E/kT) de ne pas partir à l’infini, donc E doit être borné par une valeur maximale. Ce n’est pas le cas de notre bouteille de gaz puisque l’énergie cinétique des molécules peut y être aussi grande que l’on veut.
Le modèle de l’atome d’hydrogène
Il faut donc chercher les températures négatives soit dans des systèmes dont l’énergie totale ne peut augmenter indéfiniment, soit ne considérer qu’une forme d’énergie bornée. En effet, notre définition nous permet de définir une température propre à chaque type d’énergie, en plus de la température globale associée à l’énergie totale. On pourrait ainsi distinguer la température thermique (associée à l’énergie cinétique des molécules), la température « gravitationnelle » (se rapportant à l’énergie potentielle), la température « nucléaire » (caractérisant les niveaux d’énergie des atomes), etc. Et dans notre chasse aux températures négatives, les seules énergies qui nous intéressent sont celles qui sont bornées.
L’énergie atomique de l’hydrogène est un candidat idéal pour cette quête (j’ai trouvé cette explication dans ce blog). Dans un modèle ultra-simplifié, un atome n’a accès qu’à deux états: un état fondamental de basse énergie et un état excité de plus haute énergie. Quand il est à l’état fondamental, un atome peut s’exciter s’il est heurté suffisamment fort. A l’inverse, si un atome excité heurte violemment un autre atome, il se désexcite et transfère une partie de son énergie, soit en excitant l’autre atome, soit en lui communiquant de l’énergie cinétique. Peut-on imaginer que la température associée à ces états d’énergie puisse être négative, c’est-à-dire qu’il y ait plus d’atomes excités que d’atomes dans l’état fondamental? Essayons!
On part d’une situation où la température (thermique) est basse: la plupart des atomes sont dans l’état fondamental et ne s’entrechoquent pas assez violemment pour changer d’état. Si l’on monte la température, les chocs se font plus fréquents et plus violents et la proportion d’atomes excités augmente. Voici ce que le modèle donnerait pour des atomes d’hydrogène en fonction de la température:
Quelque soit la température, on voit sur ce graphique qu’on n’obtient toujours moins de 50% d’atomes excités. La raison est simple: le chauffage permet bien d’augmenter le nombre de chocs sur les atomes restés à l’état fondamental. Mais il augmente en même temps les chocs entre atomes excités, ce qui les ramène à leur état fondamental. Plus on chauffe plus le rendement de l’opération diminue. Et l’on n’aura beau chauffer très fort, il y aura toujours plus d’atomes dans l’état fondamental que d’atomes excités. La température « nucléaire » de l’hydrogène reste donc positive. Chou blanc!
Les températures négatives sont ultra-chaudes!
Il faut donc changer de tactique pour inverser les deux populations d’atomes. Supposez qu’on arrive à exciter individuellement chaque atome (par exemple en le shootant au laser) avant de mettre tous les atomes excités dans une boîte. Les atomes vont alors s’entrechoquer et commencer à se désexciter les uns les autres. La proportion d’atomes excités va chuter drastiquement puis, par un raisonnement symétrique au précédent, cette chute va ralentir de plus en plus et il restera toujours un peu plus de 50% d’atomes excités: c’est la définition formelle d’une température négative! Si on rapporte cette situation sur le graphique de tout à l’heure, ça donne quelque chose comme ça:
Comme on l’a construite, une température négative correspond à un niveau d’énergie beaucoup plus élevé que n’importe quelle température positive, donc à un milieu beaucoup plus « chaud »! Une température absolue très légèrement négative correspond au milieu le plus chaud qu’on puisse trouver. Etonnant non?
Si la tête vous tourne devant ces résultats paradoxaux, c’est que comme je vous l’avais laissé entendre, la température n’est pas forcément la meilleure manière de mesurer si un système est « chaud » ou excité. Les choses sont beaucoup plus faciles à comprendre si on mesure la « froideur » d’un système avec son paramètre β qu’on fait varier de +∞ à -∞ :
On ne peut pas en dire autant de la température (courbe rose) qui augmente d’abord jusqu’à l’infini quand le système se réchauffe, puis saute brutalement à -∞ avant de réaugmenter dans les nombres négatifs…
Le monde inversé des températures négatives
Les températures thermiques négatives n’existeraient-elles que dans notre imagination? L’analogie avec la vitesse-limite de la lumière serait frappante. Comme la température nulle, la vitesse de la lumière est une borne inaccessible (du moins pour les particules massives). Comme pour les températures négatives, rien n’interdit en théorie que des particules un peu spéciales baptisées tachyons, puissent aller plus vite que la lumière (jamais moins vite).
Mais l’analogie s’arrête là. Car si personne n’a encore mis en évidence ces hypothétiques tachyons, une équipe de chercheurs allemands vient en revanche d’expliquer dans Science comment ils avaient réussi à descendre la température thermique d’atomes en dessous du zéro absolu pendant près d’une demi-seconde -une éternité lorsqu’on travaille à cette échelle. Pour cet exploit, ils ont conçu un dispositif très ingénieux, qui piège les atomes dans un réseau de faisceaux lasers, de sorte que toutes leurs énergies (cinétique, potentielle et d’interaction) soient bornées comme le veut la théorie.
On n’a pas encore trouvé à quoi pourrait servir cette découverte, mais on comprend l’émoi qu’elle a suscité dans la communauté scientifique! Voilà: vous savez tout sur les températures négatives. Ou presque, car les lecteurs avertis auront bien sûr remarqué que j’ai soigneusement évité de vous parler d’entropie. Il faut bien que j’en réserve un peu pour un prochain billet!
Sources:
What does negative temperature mean anyway, une autre façon de comprendre ce qu’est une température négative
Schreiber et al, Negative absolute temperature for motional degrees of freedom, Science 2013 (pdf)
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