Troisième mouvement: la grammaire qui fait rire ou pleurer
Résumé des épisodes précédents: la musique comme la parole possède une « grammaire » mélodique à laquelle nous sommes hyper-sensibles à notre insu. Y aurait-il un rapport entre ces règles musicales et l’émotion qui m’envahit quand j’écoute de la musique tzigane? C’est cette drôle d’hypothèse qu’on examine aujourd’hui…
Attraction tonique…
Au préalable, revenons trois minutes sur l’organisation des « gammes » dont on parlé dans le billet précédent. Chaque note possède une plus ou moins grande stabilité par rapport à la première note que les musiciens appellent la « tonique » . Par exemple en prenant le Do comme tonique, on obtient l’échelle de stabilité suivante (en chiffres romains):
source: ici
Plus une note est instable, plus elle « appelle » une note stable derrière elle et globalement tout le morceau tend à revenir vers la tonique. Bon, c’est un peu théorique tout ça, alors prenons comme exemple Frère Jacques:
Source de l’image: bluebonkers.com
Le morceau commence par un Sol, qui marque la tonique. La deuxième note (Frère) est un La, très instable (par rapport au Sol puisque c’est un accord de « seconde ») qui appelle fortement derrière lui une suite: le Si de Jacques. Le Sol de la quatrième syllabe (Jacques) conclut naturellement la phrase musicale, puisqu’on est revenu sur nos pieds, c’est-à-dire sur la tonique.
L’émotion: une attente (légèrement) frustrée?
Cette structure de la gamme crée à chaque instant chez l’auditeur une série d’attentes et de tensions. On suppose que la clé des émotions se trouve dans les mille et une façons dont un morceau de musique joue avec ces attentes, en y répondant de manière décalée, différée ou surprenante. Écoutez par exemple ce passage de Tchaïkowski:
On s’attend clairement au dénouement qui arrive à la seconde 23. Seulement voilà: ce que vous venez d’entendre n’est pas le morceau original mais un montage fabriqué par Emmanuel Brigand: dans le vrai morceau, Tchaïkowski retarde le dénouement (attendu à la seconde 24) et fait monter la tension à mesure que les attentes s’emboitent les unes dans les autres jusqu’à nous en délivrer finalement à la seconde 30:
L’improvisation en jazz joue exactement sur ce principe de résolution différée des attentes. Ce n’est que lorsque soliste revient au point de départ (la tonique) qu’ont lieu les applaudissements, et qu’on se sent comme libérés d’un long suspense. Tout l’art de l’auteur ou de l’interprète consiste peut-être à nous attirer vers une conclusion qu’il dérobe au dernier moment. Benjamin Zander en donne une magistrale illustration avec un morceau déchirant de Chopin (écoutez à partir de la 8eme minute si vous êtes pressé):
Mais d’où vient cette tonique?
Il y a quelque chose de mystérieux dans cette histoire d’attraction vers la tonique. Comment sait-on, quand on n’est pas un expert, que la tonique est un Do plutôt qu’un Mi? Plus généralement comment connaît-on ce qu’on appelle la tonalité d’un morceau (ce qu’on appelle « Do Majeur », « La Mineur » etc) qui détermine toute l’échelle de stabilité des notes?

Aussi bizarre que ça puisse paraître, tout le monde est capable de « sentir » dans quelle tonalité est joué un morceau, car la tonique est jouée en début de morceau avec un peu plus d’insistance. Ecoutez cette seconde démonstration d’Emmanuel Bigand:
Sans le savoir, nous sommes tous des auditeurs experts en musique, capable de « sentir » très naturellement l’échelle de stabilité des notes d’un morceau, sans jamais avoir suivi un cours de solfège.
Violations d’attentes
https://www.youtube.com/watch?v=49E9Vb2R8bQ
Subtil dosage
Le dosage de cette « violation familière » est subtil. Pour aimer une musique il en faut ni pas assez, ni trop peu. Des règles trop simples, avec trop peu de violations donnent une musique sirupeuse (les berceuses pour enfants, régulières et à base de consonances). A l’autre extrémité, je ne « sens » pas suffisamment les règles de la musique dodécaphonique pour être sensible aux variations sur lesquelles jouent leurs auteurs. C’est un peu le même principe qu’avec les jeux de société: on se lasse très vite d’un jeu très simple comme le tic tac toe (le morpion dans sa version à 6 9 cases) mais il faut du temps pour apprécier le jeu de Go et toutes ses subtilités. Cela expliquerait pourquoi la consonnance est naturelle alors que le goût pour la dissonance est acquis: enfant, notre oreille musicale n’apprécie que les consonances pour des raisons d’harmoniques qu’on a expliqué dans le billet précédent.
En grandissant, nous prenons goût à des règles musicales plus subtiles dans lesquelles certaines dissonances trouvent leur place. On apprécie alors des musiques qui paraissent discordantes à un petit enfant, et à l’inverse on n’est plus très sensible aux comptines trop simples qu’il préfère.
Une même origine à tous nos plaisirs émotionnels?
Le plaisir et l’émotion, produits d’une « douce violation » des règles habituelles? Voilà qui me rappelle curieusement un billet précédent sur le rire. Pour provoquer un rire, il faut à la fois un esprit détendu (une « surface d’âme bien unie », comme dit Bergson) et un effet de surprise intellectuel (si c’est de l’humour) ou physique (si ce sont des chatouilles ou un jeu physique). L’émotion musicale associe finalement deux ingrédients équivalents:
– une structure mélodique, rythmique etc. bien ordonnée dont on comprend inconsciemment les règles, autrement dit un univers musical dans lequel on est bien à son aise;
– de petites violations de ces règles qui provoquent une délicieuse tension émotionnelle.
Cette similitude me trouble… Un copain écrivain avait coutume d’expliquer que l’art du roman n’est qu’une forme policée de sado-masochisme: tout le plaisir du lecteur naît de ce qu’il est frustré jusqu’au bout du dénouement heureux qu’il attend. Comme le dit Zander dans la conférence en lien plus haut, si Hamlet tuait son oncle dès le premier acte, il n’y aurait pas de pièce de théâtre… mais il n’y aurait pas de plaisir non plus. La « violation inoffensive » des attentes serait-elle un mécanisme universel du plaisir émotionnel?
Sources:
Daniel Levitin, This is your Brain on Music (2006): un des meilleurs bouquins que j’ai lus sur le sujet (mais il est en anglais). La plupart des exemples sonores de ce billet sont extraits du site.
La conférence d’Emmanuel Bigand au Collège de France, qui apporte dans la deuxième moitié de sa conférence des indices neurologiques sur l’assocation entre le plaisir et les violations d’attentes.
Billets connexes:
Les épisodes précédents de Synapses en Do Majeur (1 et 2)
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