En sciences comme en œnologie, c’est avec le temps qu’on juge de la qualité d’une cuvée. Le fantôme intérieur a beau avoir été publié il y a bientôt 15 ans –un sacré bail dans une discipline aussi jeune que les neurosciences- ce livre reste une référence pour comprendre le fonctionnement du cerveau. Le Dr Ramachandran, y décrit comment il s’y prend avec trois bouts de ficelle et du coton tige, pour tenter de comprendre les pathologies neurologiques les plus incroyables. Il réussit par exemple avec un simple gant en caoutchouc et un miroir, à soulager les douleurs que ressentent les personnes amputées d’un bras ou d’une main, à l’endroit de leur membre fantôme (je vous en avais parlé dans cet ancien billet). Mais ce sont ses études sur l’anosognosie (les malades qui n’ont pas conscience de leur pathologie) qui m’ont le plus fasciné: non seulement Ramachandran traite de cas dignes de Dr Jekyll et Mr Hyde, mais surtout il décortique expérimentalement tous les concepts freudiens tels que le déni et le refoulement. Et il nous livre au passage une théorie originale sur un moyen d’y remédier…
Les mystères de l’anosognosie
Dans de nombreux cas, les patients atteints de pathologies neurologiques lourdes sont incapables de prendre conscience de leur handicap. Ramachandran raconte par exemple l’histoire de cette femme admise à l’hôpital suite à une paralysie complète de son côté gauche, suite à un AVC. Lorsqu’il lui demande pourquoi elle est à l’hôpital elle lui répond que c’est suite à son accident cérébral et qu’elle a encore mal à la tête. A part ça tout va bien de son point de vue. Si on le lui demande, elle ne perçoit aucun problème, aucune aucune paralysie de quoique ce soit et son bras droit se porte comme un charme. Si on lui demande de lever le bras, elle dit qu’elle est fatiguée, ou qu’elle n’a pas envie etc. Et si on lui montre son bras inerte, elle peut même prétendre que ce n’est pas le sien mais celui de son frère!
L’anosognosie est un syndrome fascinant car à part ce sujet, les malades sont parfaitement sains d’esprit. Ils ne manifestent aucun problème de raisonnement, de mémoire, de perception. Ce n’est que lorsqu’il s’agit de parler de leur membre inerte qu’ils semblent perdre complètement les pédales. A l’époque où le phénomène était encore mal compris: pourquoi ne s’observe-t-il que pour les paralysies du côté gauche mais pas du côté droit? Est-ce une simple conséquence de l‘héminégligence des patients (le fait qu’ils ne prêtent aucune attention à ce qui se passe dans leur champ visuel gauche)? Quelle est la part de mauvaise foi dans leur déni? S’agit-il d’une forme spectaculaire du « refoulement » freudien?
Jusqu’où va l’aveuglement?
Ramachandran a l’intuition (confirmée depuis, j’en avais parlé dans ce billet) que l’anosognosie est provoquée par une lésion du cortex frontal droit car cette région du cerveau pilote à la fois les mouvements et les perceptions du côté gauche du corps. Mais c’est aussi là où s’actualise notre vision du monde, notre système de croyances lorsqu’on reçoit des informations nouvelles. Quand elle est rendue inopérante, sous l’effet d’une attaque cérébrale par exemple, l’individu est incapable d’interpréter correctement quoique ce soit qui remette en question son image de soi. Il se raccroche alors sur des interprétations complètement farfelues, selon un mécanisme qui prend tous les traits du refoulement freudien. Cette hypothèse est intéressante mais comment vérifier qu’elle tient la route?
Pour s’assurer que le déni n’est pas toujours lié à l’héminégligence, Ramachandran a recours à un jeu de miroirs dans une boîte, un peu comme pour l’expérience de la main en caoutchouc. Il utilise donc une illusion d’optique pour faire croire à un hémiplégique que son bras droit (celui qui est sain) est paralysé. Si le déni était lié à l’héminégligence gauche, ces patients devraient admettre -et s’alarmer- de cette paralysie à droite. Mais ce n’est pas le cas: ils prétendent là encore que tout va bien et que leur bras bouge correctement. Manifestement le refoulement s’applique à tout dysfonctionnement qu’il soit droit ou gauche et n’est donc pas une conséquence de l’héminégligence.
A quel point l’ignorance de sa paralysie est feinte ou réelle? Ramachandran imagine un petit défi pour ses patients: ils peuvent choisir entre changer une ampoule contre 5 dollars (tâche facile à réaliser d’une seule main), ou bien lacer leurs chaussures contre 10 dollars (tâche presque impossible à faire sans ses deux mains). Si leur ignorance était feinte, les patients trouveraient un prétexte quelconque pour choisir la première tâche. Or tous les patients anosognosiques choisissent systématique la seconde. Et si on leur donne une deuxième chance dix minutes après, ils s’obstinent -en vain- à essayer de lacer leurs chaussures! Le déni est donc très profond… Trop peut-être.
En direct de chez Freud
Car le lendemain ils racontent leur expérience de la veille et expliquent tranquillement qu’ils ont lacé avec succès leurs chaussures « avec leur deux mains« . Cette précision complètement superflue rappelle ce que Freud appelle la « formation réactionnelle »: comme un alcoolique qui se fait le chantre de la sobriété, on s’abrite parfois derrière une attitude diamétralement opposée à celle qui semblerait naturelle. Il n’est donc pas rare que les patients du Dr Ramachandran lui vantent toute la vigueur de leur bras gauche!
Voici une autre manifestation du refoulement freudien: de temps en temps, avec beaucoup de douceur et de patience (ou grâce à des stratagèmes plus diaboliques, on va le voir), Ramachandran réussit à faire admettre à ses patients que leur bras gauche est effectivement peu mobile, très faible, ou même paralysé (mais le terme est souvent trop perturbant). Dans ce cas, il suffit de laisser le malade dix minutes tout seul pour qu’il ne se souvienne absolument plus d’avoir reconnu le moindre souci avec son bras gauche! Il raconte qu’une femme ayant pleuré pendant dix bonnes minutes lorsqu’elle avait réalisé être paralysée, ne se souvenait absolument plus du problème quelques heures plus tard!
Toutes ces observations semblent indiquer la fonction protectrice du déni par rapport à l’idée qu’on se fait de soi-même, mais comment prouver que c’est bien le cas? Ramachandran a une idée de génie: celle de jouer directement sur le système de croyance d’une de ses malades, Nancy. Il feint -sous un prétexte médical- d’anesthésier son bras gauche en lui injectant de l’eau salée et lui demande si elle peut le bouger. Et là, miracle! Nancy constate sans aucun problème que son bras est bien immobilisé. Le déni ne se produit donc qu’en réponse à une menace pour la représentation de soi-même, comme l’avait supposé Ramachandran.
Déni, confabulation, formation réactionnelle, refoulement et protection de l’ego: grâce à de petites expériences astucieuses – ce qu’il appelle par dérision son « épistémologie expérimentale »- Ramachandran parvient à étudier les mécanismes freudiens avec les outils des neurosciences. On est loin du Freud-bashing tellement en vogue chez les chercheurs en neurosciences…
De l’eau froide pour Mister Hyde!
Ramachandran ne se contente pas de réconcilier psychanalyse et neurologie, il ouvre aussi de nouvelles perspectives. Reprenant une expérience peu connue menée en 1987 par un neurologue Italien, Eduardo Bisiach, Ramachandran tente un traitement pour le moins étrange: il consiste à injecter de l’eau glacée dans l’oreille du malade. Ce refroidissement brutal de l’oreille interne (qui contrôle notre sens de l’équilibre) provoque une lente dérive des yeux sur le côté avant de revenir brusquement en place. Tout de suite après ce phénomène (qu’on appelle nystagmus), le patient reconnaît sans problème être paralysée du bras gauche depuis plusieurs semaines. Welcome back Dr Jekyll! L’eau froide agit comme un sérum de vérité, prouvant que l’information refoulée avait bel et bien été enregistrée quelque part dans le cerveau du patient. Malheureusement comme on vient de le voir, cette clairvoyance disparaît après quelques heures et le malade ne se rappelle absolument plus avoir admis son handicap. Il est dommage que Ramachandran n’ait pas demandé pendant le traitement, si le patient se souvenait avoir nié qu’il était paralysé…
Personne n’a encore bien compris comment un tel traitement ranime la lucidité des malades. On a remarqué qu’il diminue l’héminégligence spatiale, sans doute car l’oreille interne est connectée nerveusement aux aires de l’attention cérébrale. Le fait que le patient parvienne à prêter attention à son bras gauche suffit-il pour qu’il admette d’être paralysie? Peut-être, mais on a vu plus haut que le déni existerait tout autant si la paralysie avait lieu à droite. On a également observé depuis (ici) que cette procédure était également efficace sur des troubles mentaux n’ayant rien à voir avec l’héminégligence.
Ramachandran propose donc une interprétation complémentaire liées aux saccades oculaires. On a en effet observé expérimentalement (ici) que ces saccades suffisent à traiter temporairement l’héminégligence. Mais surtout elles sont propres au sommeil paradoxal, durant lequel on fait les rêves les plus délurés. Or on sait que cette phase de sommeil permet de revisiter sans tabous les informations que l’on n’a pas traitées durant la veille, y compris les plus dérangeantes. Se pourrait-il que ce soit le mouvement rapide des yeux qui déclenche cette remémoration d’informations refoulées et la mise entre parenthèse de la censure consciente? Il s’agit d’une spéculation bien sûr, mais Ramachandran propose un moyen de tester sa pertinence: si l’hypothèse est bonne, alors ses patients devraient être capables d’admettre leur paralysie si on les réveille pendant leur sommeil paradoxal!
J’ignore si le test a été fait, mais plusieurs indices me laissent penser qu’on touche peut-être là quelque chose d’intéressant en neurosciences (attention, là c’est Xochipilli qui extrapole!).
- Les mouvements rapides des yeux (REM) permettent en effet d’induire facilement un état d’hypnose, durant lequel l’individu est ouvert à toutes les suggestions, y compris celles qui sont décalées par rapport à son système de croyance.
- On les utilise dans le cadre d’une technique (controversée) appelée EMDR –pour Eye Movement Desensibilization and Reprocessing- efficace semble-t-il pour soigner les personnes atteintes d’un syndrôme post-traumatique. Là encore le principe est d’aider les personnes souffrantes à se remémorer sereinement des souvenirs douloureux et refoulés, même si l’on peut utiliser d’autres techniques que les REM.
- De façon générale tous les mouvements réguliers et cycliques (la marche, la course, la natation, le bercement, les rythmes musicaux etc) ont la faculté d’induire des états mentaux propices au vagabondage de l’esprit, propice aux associations d’idées les plus inédites, bref à la créativité. Comme si n’importe quelle sensation cyclique avait la faculté de mettre plus ou moins en veilleuse notre attention et de libérer le flot de nos pensées…
Même s’il y a peu de chances pour que ça marche, ça vaudrait la peine de tester ces techniques -avec ou sans eau glacée- sur d’autres pathologies mentales impliquant aussi le système de représentation mental: anorexie, perversions sexuelles, dépendances de toutes sortes etc. En tous cas, j’espère vous avoir donné envie de lire ce bouquin formidable (je ne vous ai raconté qu’un chapitre et encore, pas tout!).
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Sources:
Ramachandran, Le fantôme intérieur
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