S’il vous arrive de vous étrangler en entendant proférer des horreurs sur l’immigration durant certains dîners en ville, je vous recommande la lecture d’un petit livre sorti tout récemment, »L’immigration coûte cher à la France: Qu’en pensent les économistes?« . Les deux auteurs, Chojnicki et Ragot, y passent en revue tous les méfaits supposés de l’immigration -chômage, baisse des salaires, déficits sociaux etc- pour en examiner le bien-fondé d’un point de vue purement économique. Une analyse rigoureuse et impitoyable dont je vous propose ici les principales conclusions…
Première fausse-évidence: la France croûle sous le poids de l’immigration
Croûle-t-on sous une vague massive d’immigration? Avant d’analyser son impact économique, il n’est pas inutile d’avoir en tête quelques chiffres: 5,2 millions d’immigrés (définis comme nés étrangers dans un pays étranger et vivant en France) c’est environ 8,4% de la population française (10,6% avec une définition plus large). C’est bien plus qu’en 1920, mais cette proportion reste assez stable depuis 1975. Si l’on se compare à d’autres pays, la France n’est plus vraiment ce qu’on appelle un « pays d’immigration »:
Mêmes conclusions si l’on raisonne en flux. Nous accueillons chaque année environ 200 000 personnes. « L’équivalent d’une ville comme Rennes, c’est deux fois Perpignan (…) Moi aussi je trouve que c’est trop » disait Claude Guéant en 2011. Là aussi tout est affaire de point de vue rappellent Chojnicki et Ragot: l’Allemagne en reçoit plus de 600 000 par an depuis 10 ans. Et si l’on rapporte ces chiffres à notre population totale, nous avons l’un des taux d’immigration les plus faibles d’Europe:
Idem si l’on raisonne en solde migratoire net, mais bon j’arrête de vous abreuver de graphiques, vous avez compris l’idée. Rien ne permet de parler d’afflux « massif » d’étrangers, ni par rapport à notre histoire récente ni par rapport à nos voisins européens. En revanche, l’opinion publique peut être biaisée du fait que trois régions concentrent à elles seules 60% des immigrants (IDF, Rhône-Alpes et PACA) et que des zones comme l’Auvergne, la Basse-Normandie ou le Limousin on un taux d’immigration inférieur à 2,5%. L’immigration serait-elle d’abord un problème d’aménagement du territoire?
Deuxième fausse-évidence: les immigrés tirent les salaires vers le bas
Les immigrants étant globalement moins qualifiés que le reste de la population, leur arrivée sur le marché du travail déséquilibre le marché du travail et fait mécaniquement pression à la baisse sur les bas salaires: ce raisonnement semble couler de source. Chojnicki et Ragot le démontent pourtant point par point. D’abord il fait fi du salaire minimum qui limite ces pressions salariales à la baisse. Ensuite, si l’on pousse le raisonnement économique jusqu’au bout, l’abondance de travailleurs non qualifiés devrait profiter aux salariés plus qualifiés (donc plutôt les natifs) par un mécanisme de « complémentarité des facteurs de production », dans le jargon économique.
Est-ce à dire qu’un afflux de main d’œuvre non qualifiée creuserait les inégalités salariales entre travailleurs qualifiés et non-qualifiés? C’était l’une des craintes des économistes aux Etats-Unis, mais toutes les évaluations économétriques faites là-bas comme ici concluent à un impact extrêmement limité de l’immigration sur ce point: 1% de travailleurs immigrés supplémentaires dans la population d’Ile de France correspond selon ces études à 17 euros de moins dans le salaire mensuel de cette région. Une paille dans la turbulence de la conjoncture… Impossible donc d’attribuer à l’immigration la moindre responsabilité dans la croissance des inégalités salariales ou la faiblesse des bas salaires.
Troisième fausse-évidence: les immigrés prennent le travail des Français
Selon une enquête récente 41% des Français considèrent que l’immigration rend plus difficile l’accès au travail. Avec trois millions de chômeurs, la France a-t-elle vraiment du travail à offrir à tous ses travailleurs immigrés? Le chiffon rouge est agité – comble de l’absurdité – par les mêmes politiciens qui s’opposaient aux 35H au motif que le travail ne se « partage » pas comme un gâteau. Car les immigrés cherchent certes un emploi, mais ils consomment aussi dans leur pays d’accueil, ce qui alimente l’économie et crée à son tour de l’emploi. C’est vrai de l’immigration comme du travail féminin. Par ailleurs on sait bien que cette main d’oeuvre flexible permet d’apaiser certaines tensions sur le marché du travail pour des métiers pénibles.
Mais foin de théorie, que disent les chiffres? Dans les comparaisons internationales tout d’abord, le chômage ne semble pas lié à la part des immigrés dans la population active:
Ensuite, l’histoire du XXeme siècle est riche en « expériences naturelles » permettant de mesurer l’impact d’une grande vague migratoire sur l’emploi d’un pays: aux Etats-Unis, lorsque l’arrivée de 125 000 Cubains en 1980 fit croître la population de Miami de 7% en quelques mois; en France, avec le rapatriement de 900 000 pieds-noirs après les accords d’Evian; ou en Israël, dont l’économie dut intégrer un million de Russes immigrés (12% de sa population) au milieu des années 1990. Après une courte période d’adaptation, ces migrations ont toutes été rapidement absorbées par le marché du travail, c’est même l’un des rares sujets qui fasse consensus auprès de tous les économistes. Voici par exemple les conclusions d’une étude sur l’immigration dans les 14 pays de l’OCDE sur la période 1980-2005:
« Nos résultats montrent que l’immigration crée de l’emploi sans effet d’éviction pour les natifs et qu’elle stimule l’investissement de façon rapide et vigoureuse. Le flot de migrants ne semble pas réduire l’intensité capitalistique ni la productivité globale à court ou long terme. Ces résultats impliquent que l’immigration accroît le PIB du pays d’accueil à raison d’un pour un à court terme, sans affecter les salaires moyens et les revenus par personne. »
Quatrième fausse-évidence: les immigrés coûtent plus cher à la collectivité
L’élégante équation « un immigré = un Français au chômage » ne faisant plus trop recette, le discours du Front National a subtilement évolué ces dernières années, mettant désormais l’accent sur l’insupportable coût social de l’immigration: 70 milliards d’euros par an, paraît-il. Avec quelques arguments « de bon-sens »: les immigrés étant statistiquement plus souvent au chômage, plus pauvres et ayant plus d’enfants, ils bénéficient mécaniquement davantage de la protection sociale que les Français, tout en contribuant moins que la moyenne à l’effort de solidarité nationale par le biais des impôts, taxes etc.
L’argument est d’autant plus percutant que les statistiques par tranche d’âge confirment ce déséquilibre: un immigré reçoit plus d’aide en moyenne qu’un natif du même âge en allocations chômage, RMI/RSA, allocations familiales et aides au logement. Il n’y a que pour les retraites et les aides de santé que les immigrés perçoivent moins que les Français du même âge. Du côté des prélèvements obligatoires, un immigré contribue en moyenne moins qu’un natif de la même tranche d’âge. Il est donc exact de dire qu’au total un immigré bénéficie davantage du système social qu’un natif:
Notre système social va-t-il s’écrouler à force d’attirer chez nous tous les malheureux de la Terre (ce que les économistes appellent le Welfare Magnet Effect)? Pas si vite! C’est oublier que la pyramide des âges de la population immigrée est très différente de celle des Français natifs:
La population immigrée compte proportionnellement beaucoup plus de personnes en âge actif (25-55 ans) que la population générale. Or c’est cette tranche d’âge qui renfloue les comptes sociaux en cotisant plus qu’elle ne perçoit d’aide. Lorsqu’ils intègrent cette démographie très particulière, Chojnicki et Ragot calculent que les immigrés ont finalement une contribution très légèrement positive aux comptes sociaux de l’Etat. Le fait que les immigrés soient en moyenne plus jeunes que les Français compense complètement le surcoût social de chacun d’entre eux…
Y a-t-il un « bon » niveau d’immigration?
Les deux auteurs sont allés plus loin et se sont demandé ce qui se passerait si l’on arrêtait net toute immigration. Ils ont utilisé le meilleur modèle macro-économique existant pour simuler la situation de la France en 2050 selon que l’on prolonge les flux migratoires actuels (scénario de référence) ou qu’on les arrête complètement (scénario à la Le Pen). L’arrêt complet de toute immigration réduit la population totale d’environ 10% par rapport au scénario de référence. Outre la baisse de PIB occasionnée par ce choc démographique négatif, dans un tel scénario, l’accroissement du ratio de dépendance se traduit par une augmentation mécanique des dépenses sociales de 1,3 points de PIB.
La conclusion de toutes ces recherches: l’immigration n’entraîne aucune des conséquences catastrophiques que la droite radicale lui attribue volontiers, surtout en temps de crise, concernant l’emploi, les salaires ou les comptes de la nation. Dans tous ces domaines, son impact est au pire nul, au mieux légèrement positif pour l’économie. Et puisque ce n’est ni un poison, ni une potion miracle, l’analyse économique se trouve finalement bien incapable de déterminer quel serait le « bon » niveau d’immigration. Elle ne conduit qu’à une recommandation : il faut adapter nos moyens et nos infrastructures à la nouvelle donne démographique, afin d’accélérer l’intégration des immigrants dans le marché du travail et dans la société en général. On en est loin.
PS du 21 octobre 2012: vous pouvez écouter ce billet en audio, grâce aux amis de Podcast Science qui l’ont diffusé dans leur émission 105. Merci à eux!
Source:
Chojnicki et Rago: L’immigration coûte cher à la France: qu’en pensent les économistes? (2012)
Billets connexes (attention ils sont polémiques!):
Mondialisation et libre-échange ne sont pas des gros maux
La mondialisation, moteur du welfare?
8 comments for “Pourquoi l’immigration n’est pas un problème…”