Pourquoi le ciel est bleu… ou pas (2/2)

Photo du blog 52 Kitchen Adventures

On a vu dans le dernier billet (ici) que le vocabulaire des couleurs influe sur la perception qu’on en a: avoir un mot pour une teinte spéciale permet de la distinguer plus facilement que si ce mot n’existait pas. Reste à comprendre pour quelle raison certaines couleurs ont un nom dans une langue et pas dans une autre. A-t-on une notion innée pour certaines « couleurs » ou ne s’agit-il que d’une construction purement culturelle et arbitraire? Sur cette question, le débat entre innéistes et relativistes est beaucoup moins tranché, même si là aussi j’avoue un petit faible pour les seconds…

Part 2: A la recherche des universaux linguistiques

Regardez ce spectre des couleurs: difficile d’accepter qu’il soit parfaitement continu et non pas divisé en une demi-douzaine de couleurs se chevauchant les unes les autres!

Le spectre des couleurs n’a pas du tout l’air continu!

Notre définition des couleurs de l’arc en ciel nous semble tellement naturelle qu’on pourrait la croire universelle. Pourtant, aussi surprenant que ça puisse paraître, il y a pléthore de systèmes de couleurs différents du nôtre: la tribu des Dani (Nouvelle Guinée) n’a que deux couleurs dans son vocabulaire : mola, qui correspond au clair et mili, qui correspond au foncé. La tribu des Berinmo  (Papouasie Nouvelle Guinée) en a cinq, comme celle des Himba (Namibie) alors que nous en avons une douzaine.

Cette diversité dans le vocable des couleurs aurait dû faire triompher le camp des relativistes si très vite on ne s’était s’aperçu que ce foisonnement masquait en fait des règles très simples et universelles. Dans une étude devenue célèbre et parue en 1969, les anthropologues Kay et Berlin établirent une comparaison  de 98 langues, en utilisant un nuancier bien étalonné:

Il ressortait de cette étude systématique, qu’au-delà des disparités  apparentes, toutes ces langues respectaient un ordre de préséance bien précis des couleurs de base. Comme s’il existait une sorte de passage obligé pour l’enrichissement du langage des couleurs:

Si une langue ne distingue que trois couleurs, il s’agira toujours du clair (blanc), du foncé (noir) et du rouge et jamais du bleu ou du jaune. A l’autre extrémité de l’échelle, la distinction entre bleu et vert se fait en dernier, c’est-à-dire uniquement dans des langues qui possèdent déjà une large palette de couleurs. C’est la raison pour laquelle autant de peuples utilisent le même mot pour désigner le bleu et le vert: on en trouve partout, des Tarahumaras du Mexique aux habitants du Pays de Galle. Et même au Japon, on attend que le feu passe au « bleu » pour démarrer!

Ce que proposait Kay et Berlin était donc ni plus ni moins qu’une sorte d’histoire évolutive des couleurs utilisées par l’homme, une histoire dont la complexité croissante obéirait à certaines règles précises. Un peu à la façon dont la marque Crayola a diversifié sa palette de bâtons colorés au fil des années:

La charte des couleurs de Crayola, 1903-2010

 Des couleurs bien centrées sur quelques prototypes

La méthode employée en 1969 a été affinée depuis et même si certains de ses résultats sont contestés, il semble quand même que toutes les langues sont plus ou moins centrées autour des mêmes couleurs. Autrement dit le découpage du spectre des teintes peut se faire de différentes façons mais les couleurs sont toujours centrées à peu près autour des mêmes zones:

Comparaison des couleurs dans différentes langues ayant seulement cinq couleurs de base. Les points représentent le prototype occidental. La teinte est en abscisse et la luminosité en ordonnée.

Plusieurs hypothèses ont été proposées pour expliquer ces universaux linguistiques. On pourrait par exemple penser que le découpage se fait par dichotomie: une langue distingue d’abord les extrêmes du spectre (le clair et le foncé), puis une couleur intermédiaire entre les deux (le rouge), puis une de chaque côté (le jaune, puis le vert/bleu). Mais cette explication ne colle pas du tout avec la structure du spectre des teintes. Regardez sa représentation: le rouge n’est pas du tout au centre, le jaune n’occupe qu’une petite place etc.

La physiologie n’est pas non plus d’un grand secours, car les trois types de cellules « en cônes » qui tapissent notre rétine correspondent à des longueurs d’onde (respectivement rouge, bleu et vert) qui ne collent pas du tout avec les règles de la linguistique. Et par ailleurs on n’a jamais réussi à mettre en évidence la moindre sensibilité aux familles de couleur chez nos cousins primates, alors qu’ils ont à peu près la même physiologie de la vue que nous.

Les explications relativistes ne manquent pas

Bref, on manque d’explication « structurelle », biologique ou physique pour expliquer ces constantes du langage. Et puis c’est toujours un peu gênant d’avoir une explication dans laquelle le vocabulaire occidental occupe comme para hasard le sommet de l’évolution linguistique…

Les hypothèses de l’acquis culturel seraient-elles plus convaincantes? A défaut d’être prouvées, elles ont au moins le mérite d’être simples, combinant acquis culturel et invariants historiques. On peut par exemple supposer que les peuples ont d’abord attribué des noms aux couleurs qu’ils savaient « fabriquer ». Le rouge et le jaune s’obtiennent assez facilement, le vert est un peu plus compliqué, et le bleu demande vraiment des matériaux particuliers.

Une autre hypothèse serait que l’on ait commencé par nommer les couleurs correspondant à des signaux importants dans la (sur)vie quotidienne: le rouge par exemple est un signal omniprésent dans l’environnnement (le sang, les fruits…) alors que le bleu n’est franchement pas une couleur fréquente chez les animaux, les plantes ou les fruits:

Pas de bleu dans la nature? Bon… disons presque pas.

Le ciel n’est pas bleu pour tout le monde

Reste qu’on a du mal à croire qu’une couleur aussi omniprésente que le bleu du ciel n’ait pas de nom spécifique! Et pourtant c’est le cas. Pour les Himba, on l’a vu dans la vidéo, le ciel est noir… Pour d’autres il est blanc. Le linguiste Guy Deutscher raconte dans cet épisode de Radiolab l’expérience qu’il a faite avec sa propre fille. Alors qu’elle était en train d’apprendre le nom des couleurs, il décida avec son épouse de ne jamais parler du « ciel bleu » devant elle. Par contre il jouait souvent à lui demander de quelle couleur était tel ou tel objet… Un jour il lui demanda de quelle couleur était le ciel: sa fille le regarda interloquée et ne sut que répondre. Quelques jours plus tard, à la même question elle répondit blanc. Ensuite elle hésita entre blanc et bleu. Et ce n’est que plusieurs mois plus tard qu’elle se décida enfin à dire que le ciel est bleu. Evidemment cette anecdote n’a rien de scientifique, mais elle prouve simplement que nommer la couleur du ciel n’est pas une question aussi naturelle qu’on pourrait le penser, si on n’a pas besoin de le dessiner par exemple. Et il n’est donc pas vraiment étonnant que de nombreux peuples n’aient pas éprouvé le besoin de créer un nouveau nom juste pour désigner sa teinte…

Bref il se pourrait bien qu’au cours de l’histoire de l’humanité les mêmes couleurs de bases aient été utiles ou importantes dans la vie quotidienne des peuples. Les invariants dans la façon de catégoriser les teintes refléteraient simplement cette banalité historique de l’usage des couleurs, le langage transmettant de génération en génération les traces de cette histoire commune. L’hypothèse a le mérite d’expliquer pourquoi on ne trouve aucune catégorisation des couleurs chez les animaux ni chez l’enfant longtemps avant qu’il n’apprenne à parler, mais elle est évidemment difficilement vérifiable. Le débat sur les couleurs est loin d’être clos!

 Sources:
Davidoff & Fagot, Cross-species assessment of the linguistic origins of color categories (2010, pdf)
The crayola-fication of the world, un excellent billet de blog

Billet connexe:
L’épisode précédent

13 comments for “Pourquoi le ciel est bleu… ou pas (2/2)

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