Pourquoi free beats fee

Si l’économie comportementale vous intéresse ou si tout simplement nos bizarreries de consommateur vous amusent, je vous recommande le bouquin de Dan Ariel C’est (vraiment) moi qui décide. Un pur bijou d’humour, des expérimentations rigolotes et surtout une bonne leçon d’humilité dès qu’il s’agit de comprendre notre comportement de consommateur. Juste prix, choix rationnels, décisions dans l’incertitude, éthique: toute notre prétendue rationalité économique y passe et on ressort de son bouquin avec la délicieuse sensation d’être quand même un peu plus intéressants que les modèles simplistes auxquels la théorie économique tente de nous réduire.

Etes-vous Lindt ou Hershey?

Le thème de la gratuité m’a semblé particulièrement intriguant. Ariely observe avec malice que le gratuit nous rend un peu fous: il n’y a qu’à voir la foule compacte devant les musées, chaque premier dimanche du mois où l’entrée est gratuite à Paris. Pour économiser quelques euros, les gens sont prêts à perdre beaucoup de temps (comme si celui-ci n’avait aucune valeur) pour visiter des expositions saturées de visiteurs, alors qu’il n’y avait sans doute pas grand monde la veille ou la semaine suivante. Et pas besoin d’être un as du marketing pour connaître la puissance de séduction des formules illimitées. Les cartes de cinéma ou les forfaits de l’internet (fixe ou mobile) n’ont véritablement décollé que lorsque furent proposés des forfaits illimités.
Ariely a imaginé l’expérience suivante pour vérifier la différence entre un prix ridiculement bas et la gratuité totale: sur un stand, il proposa au choix un chocolat haut de gamme (des Lindt) à 15 centimes ou un bas de gamme (un Hershey) pour 1 centime. 73% des consommateurs ont préféré payer le Lindt à 15 centimes. Le jour suivant, il proposa le Lindt à 14 centimes et le Hershey gratuit. Au grand étonnement des chercheurs, cette fois les gens choisirent à 69% un Hershey! Or une ristourne de 1 centime sur les deux produits ne devrait normalement pas changer l’analyse bénéfice – coût entre les deux options et devrait donc n’avoir aucune influence sur les choix des consommateurs:

Supposons qu’un Lindt apporte 50  unités de plaisir contre seulement 5 pour un Hershey.
Payer 15 centimes pour un Lindt procure un bénéfice net de 50-15=35 contre 5-1=4 pour un Hershey. Avantage Lindt.
Le lendemain, le Lindt procure un bénéfice net de 50-14=36, contre 5-0=5 pour un Lindt. Avantage inchangé pour Lindt!

La même expérience lorsqu’on passe les Hershey de 2 à 1 centimes n’a pas du tout le même effet. L’irrésistible attractivité de la gratuité met donc en échec le modèle classique de l’analyse bénéfice-coût. Ariely explique cet effet psychologique par l’absence de prise de risque que signifie la gratuité. « A mon sens, écrit-il, c’est parce que l’être humain a une peur intrinsèque de la perte. En choisissant un produit gratuit, on n’a visiblement rien à perdre. En revanche si l’on s’intéresse à un article payant, alors là, oui, on risque de prendre une mauvaise décision – et de se retrouver perdant. Par conséquent, face à un choix, on préférera le produit gratuit. »

Et si tout était une question de ratio?

Il y a sans doute du vrai dans cette thèse, mais je pencherais personnellement pour une explication plus directe. Si l’analyse classique du bénéfice calculé comme différence entre valeur perçue et coût est prise en défaut, c’est peut-être tout simplement qu’elle n’est pas la bonne. Je soupçonne que nous raisonnons en termes de « retour sur investissement » (gain/dépense) plutôt qu’en « bénéfice net » (gain-dépense). De sorte que lorsque la dépense est nulle le rendement devient infini et nos critères de décision s’affolent! C’est pour ça qu’on reprend de la mousse au chocolat au Bistrot Romain jusqu’à s’en rendre malade. Tant qu’aucun coût caché ne réintroduit un dénominateur non nul, « Free beats Fee » et l’on préfère le gratuit à n’importe quoi d’autre.

Cette hypothèse du rapport gain/dépense comme critère de décision me plaît bien pour plusieurs raisons. D’abord, elle est cohérente avec d’autres observations paradoxales. Selon la théorie classique on consomme tout ce qui nous semble intéressant, dès que l’utilité excède le coût. Si c’était le cas, on n’observerait pas autant d’écart entre les intentions d’achat mesurées dans les études marketing et la les ventes réelles des produits une fois mis sur le marché. Mon hypothèse explique cet écart très facilement: on n’achète que lorsque le rapport bénéfice/dépense nous paraît suffisamment élevé, au-delà d’un seuil de décision qui peut varier en fonction de notre humeur, du contexte… et de l’état de nos finances. Le gap entre intérêt et décision d’achat est tout à fait explicable.

Cette explication est également en ligne avec l’aversion à la perte qu’évoque Ariely. La théorie classique prédit qu’il revient au même de dépenser 10 000 euros pour quelque chose qui en vaut 10 100, que de dépenser 100 pour un bien qui en vaut 200. On  voit bien que ce n’est pas du tout naturel. Si au contraire le passage à l’acte dépend du rapport gain/dépense, plus la dépense est élevée, plus le bénéfice doit être important pour se décider à acheter, ce qui est conforme à l’intuition.

Mon hypothèse expliquerait au passage le paradoxe de l’autoradio dont j’avais parlé dans ce billet: ça ne nous dérange pas d’aller à l’autre bout de la ville pour économiser 30 euros sur un autoradio qui en vaut 100, mais pas question de faire la même chose pour économiser 30 euros sur l’achat d’une voiture (avec autoradio) valant 30 000 euros. Le rendement du déplacement est de 30% dans le premier cas mais tombe à 30/30000=0,1% dans le second. Notre réaction instinctive est on ne peut plus rationnelle vue sous cet angle. Et 30 euros n’égalent pas 30 euros dans toutes les circonstances!

La loi de Weber-Xochipilli en économie

Le meilleur argument en faveur de mon hypothèse est qu’elle est cohérente avec le reste de notre système d’évaluation inné. On l’a vu dans ce billet, que ce soit pour la hauteur des sons, le volume sonore (les décibels), l’intensité lumineuse, le poids, la douleur, le plaisir, les durées, le nombre etc. on compare deux grandeurs en évaluant leur rapport et non pas en mesurant leur différence. Notre système physiologique n’est pas très sensible aux valeurs absolues (l’oreille musicale absolue est exceptionnelle). Conformément à la loi de Weber nous ne percevons que des valeurs relatives et n’estimons les grandeurs qu’en proportion les unes des autres. Aussi bizarre que ça puisse paraître, notre sens de la mesure est nativement « logarithmique ». A l’inverse, la « soustraction » ne nous est pas naturelle. L’addition et la soustraction sont des inventions arithmétiques récentes, datant tout au plus de quelques milliers d’années, lorsque l’essor de l’agriculture imposa de compter précisément plutôt que d’estimer grossièrement les quantités. Supposer que le consommateur évalue ses préférences avec les mêmes outils cognitifs que le reste de ses sensations ne me paraît finalement pas déraisonnable du tout. Après tout Homo Economicus reste un Homo Sapiens!

Sources:

Dan Ariely C’est (vraiment?) moi qui décide (Flammarion 2008)

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