Ca fait longtemps qu’on admet que les chiens, les chats ou les singes éprouvent des émotions. Il suffit de les regarder un des milliards de LOLcats qui circulent sur le net pour s’en convaincre:
Mais quid des oiseaux, des animaux à sang froid ou des invertébrés? Faut-il comme Descartes les considérer comme des « animaux-machines », dont le comportement programmé aurait été patiemment optimisé par des siècles de sélection naturelle? Faute de pouvoir leur poser directement la question, les chercheurs en biologie tentent de savoir si une expérience psychologiquement marquante impacte ou non le comportement de ces animaux. Il ressort de tous ces travaux que l’émotion est non seulement omniprésente chez toutes ces espèces, mais aussi qu’elle constitue un des moteurs privilégiés de l’évolution.
Quand les oiseaux ont la chair de poule
Première émotion testée: la peur. Je vous ai raconté dans un précédent billet comment au début du siècle dernier, le mathématicien Vito Volterra avait modélisé la façon dont la démographie des espèces varie selon l’abondance relative entre proies et prédateurs. Il partait de l’hypothèse que plus les prédateurs sont nombreux, plus la population des proies décline. Parce qu’elles se font croquer bien entendu, mais est-ce la seule cause? Des chercheurs canadiens [1] se sont demandés à quel point le stress causé par la présence de nombreux prédateurs contribuait à ce déclin. Ils ont diffusé des cris d’oiseaux prédateurs à proximité d’une population de bruants chanteurs et comparé leurs taux de reproduction à ceux d’une population témoin de bruants à laquelle les hauts parleurs passaient des cris d’oiseaux non-prédateurs. Dans les deux cas, des filets protégeaient les bruants contre toute prédation, de façon à mesurer uniquement l’effet « psychologique » de la présence de prédateurs. Résultat: la présence de prédateurs (sans prédation) réduit à elle seule de 40% le nombre de descendants des oiseaux. Dans le graphique ci-dessous tiré de l’étude, on voit que les femelles exposés aux chants de prédateurs pondent moins d’œufs (eggs); leurs œufs éclosent moins souvent (hatchings) et les oisillons, plus chétifs, meurent plus souvent avant d’avoir pu prendre leur envol (fledglings):
L’effet sur la démographie globale est sans doute encore plus important car comme l’explique la vidéo suivante (en anglais), une fois les oeufs éclos, les parents stressés passent plus de temps hors du nid et nourrissent moins souvent leur petits que ceux de la population témoin:
Ainsi la seule peur de la prédation semble affecter directement le succès reproductif d’une espèce. Est-ce pour cette raison que les mammifères n’ont prospéré qu’une fois les dinosaures disparus, à la fin de l’ère secondaire?
Certes une telle découverte ne dit rien sur ce qui se passe VRAIMENT dans la tête de la femelle oiseau stressée par le chant des prédateurs. Eprouve-t-elle la même terreur que la femme de Jack Nicholson, dans Shining, quand elle entend son mari l’appeler à travers la porte: « Wendy? I’m home!! » Peut-on imaginer qu’un environnement hostile modifie l’état d’esprit de l’animal, son humeur?
Biais de pessimisme chez les abeilles
Pour tenter de le savoir, une équipe britannique a recherché des signes de « biais de pessimisme » chez les animaux stressés. Kézako? Lorsque vous venez de vous faire remonter les bretelles par votre prof/parent/patron/client (cochez la case qui vous correspond) vous avez naturellement tendance à voir ensuite les choses en noir, le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. Inversement si vous sortez d’une expérience très gratifiante, les choses vous semblent plus faciles, les informations moins alarmantes etc. C’est ce biais d’optimisme qui vous donne la pêche après avoir écouté une musique qui vous plaît (personnellement « Happy » des Stones suffit à me redonner la pêche pour l’heure qui suit). Mais comme on ne sait pas quel groupe de rock va faire kiffer les abeilles, les chercheurs se sont plutôt penchés sur leur éventuel biais de pessimisme[2]. Leur expérience (toute récente puisqu’elle date de 2012) est racontée dans cette vidéo (en anglais):
En résumé, le protocole était le suivant:
Conclusion: toutes les abeilles se méfient des odeurs ambiguës, mais celles qui ont été préalablement stressées par des secousses se montrent plus méfiantes que les autres! Cette découverte est la première à être faite sur des insectes, mais elle est parfaitement cohérente avec d’autres expériences similaires pratiquées sur des étourneaux, des chiens et des poussins. On a même identifié un biais d’optimisme chez les rats. Manifestement toutes les espèces d’animaux sont sensibles à la manière dont ils sont traités, et il y a de fortes chances qu’ils éprouvent ce qu’on appelle des émotions, même s’ils n’en ont pas forcément conscience. Voilà qui éclaire d’un jour nouveau la question du traitement respectueux des animaux…
Le beau? Une affaire de mode
Darwin lui-même n’a jamais douté que les animaux partageaient avec nous certaines gammes d’émotions, lors de la sélection du partenaire sexuel en particulier. On a longtemps jugé sa vision trop naïve et anthropocentrique et préféré les explications proposées par la « psychologie évolutive »: ce qu’on appelle « beauté » et « émotion esthétique » ne seraient que le moyen trouvé par Dame Nature pour orienter nos choix vers le « meilleur » partenaire, évolutivement parlant et laisser ensuite les gènes se reproduire. Cette théorie s’applique aussi (et surtout) à l’Homo Sapiens et l’on trouve pléthore de théories plus ou moins fumeuses prétendant expliquer grâce à l’évolution pourquoi les hommes préfèrent les femmes à forte poitrine ou les blondes avec des grandes jambes. L’exercice est d’autant plus libre qu’aucune des hypothèses avancée ne sera jamais ni vérifiable ni réfutable.
Cela fait pourtant longtemps que l’on sait que les préférences sexuelles peuvent aussi être une affaire de mode, indépendamment de tout avantage évolutif. Je vous recommande de lire ce très bon billet de Lydie: chez les rats, les oiseaux et même les mouches, le succès attire le succès et un mâle est jugé bien plus séduisant par ces dames lorsque celles-ci le voient entouré d’autres femelles:
Voilà qui relativise l’explication évolutive des préférences sexuelles. « L’émotion esthétique » qui les guide n’est pas qu’une affaire d’optimisation génétique, elle est aussi une construction sociale par un jeu de contagion mimétique qui doit beaucoup au hasard. Chez les animaux aussi, l’émotion est une forme de partage social, comme le langage.
T’as de beaux oeufs, tu sais…
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. On a remarqué un peu par hasard, que les femelles Diamants Mandarins avaient une préférence pour les mâles auxquels on avait mis une bague rouge plutôt que ceux portant une bague verte, indépendamment de leur qualité intrinsèque de reproducteur. Pas très optimal comme stratégie évolutive mais les tenants de la psychologie évolutive avanceront que la couleur rouge signale sans doute une fitness exceptionnelle. N’insistons pas, car ce qui est intéressant c’est que cette préférence se traduit physiologiquement sur son métabolisme: les œufs dont les géniteurs portent une bague rouge sont plus gros et leur composition hormonale est différente des œufs dont les pères sont bagués en vert [3]. L’émotion esthétique ressentie par la femelle ne sert donc pas uniquement à guider le choix de son partenaire, elle imprime également sa marque sur la future descendance. En somme être amoureux aide à faire de beaux bébés. Chez les oiseaux du moins.
De façon plus spectaculaire encore, une équipe du CNRS a découvert en 2010 qu’il suffit de montrer une belle parade nuptiale à des outardes femelles avant de les inséminer artificiellement pour qu’elles pondent des œufs plus gros et plus chargés en testostérone. L’émotion esthétique est ici complètement décorrélée de l’accouplement et pourtant elle améliore quand même la fitness de la progéniture. Le « sentiment du beau » est décidément un puissant ressort physiologique. Plus la peine d’élever les poules en plein air pour avoir de bons gros oeufs, il suffit de leur passer la vidéo de « Chicken Run » en boucle dans le poulailler!
Aux origines des moeurs?
Pour en revenir aux Diamants mandarins, il n’y a pas que les femelles qui soient impressionnées par la couleur des bagues. Certains chercheurs ont remarqué que les mâles portant des bagues rouges finissaient par devenir plus gros et par chanter davantage que les autres pour séduire les femelles. Autrement dit, ils finiraient par acquérir un avantage réel sur les autres mâles, par une sorte de cycle vertueux, entre succès et bonne condition physique. Ces résultats sont encore fragiles et controversés (voir cette étude par exemple) mais j’aime bien l’idée que ce genre de rétroaction positive puisse créer de la diversité dans les mœurs animales, de façon beaucoup plus rapide que par un lent tâtonnement évolutif étalé sur des milliers de générations. Non seulement l’émotion guiderait la sélection sexuelle et la fitness de la progéniture, mais elle serait alors l’architecte des mœurs du monde vivant, par un savant mélange de hasards et de renforcements…
Sources:
L’émission du 28 janvier 2012 de Jean-Claude Ameisen, Sur les épaules de Darwin sur France Inter
[1] Zanette & al: Perceived predation risk reduces the number of offsprings songbirds produce per year (Science 2011)
[2] Bateson & al: Agitated Honeybees Exhibit Pessimistic Cognitive Biases (Curr Biology, 2011)
[3] Pariser: Wild at heart? Differential maternal investment in wild and domesticated zebra finches (PhD Un. St Andrews)
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