Cette semaine j’ai envie de remettre en perspective certains de mes billets précédents qui pourraient laisser croire que notre conscience est dominée par des processus non-conscients et qu’elle s’accommode comme elle le peut avec la réalité, subissant notre comportement tout en prétendant l’orchestrer. Ce serait pourtant lui faire injure que de la réduire au rôle de la « petite voix » des reportages de M6 (elle m’agace cette voix à force!), dont le seul rôle serait d’auto-justifier a posteriori ce qu’on pense, croit ou fait. Je vais donc essayer d’éclairer un peu le rôle de notre conscience et ses liens avec les mécanismes non-conscients de notre cerveau.
La conscience; un vrai libre-arbitre de nos décisions
Aucune expérience n’illustre mieux les limites de la volonté consciente que la célèbre expérience de Libet en 1983 dont je vous parlais dans ce billet.
On met quelqu’un face à une horloge et on lui demande d’appuyer sur un bouton quand il le souhaite. L’imagerie cérébrale montre que l’instant de sa prise de décision consciente se situe près d’une demi-seconde après l’activation de certaines zones cérébrales (dites prémotrices) correspondant au mouvement qu’il va faire:
Extrait du blog de Deric Bownd (The I Illusion)
Malgré les apparences nous ne prendrions conscience de nos décisions qu’après le déclenchement de l’action. Remarquez, c’est plutôt malin de laisser notre conscience sur la touche quand il faut réagir très vite. Réfléchir à ce qu’on fait en pleine séance de tennis ou de piano est la meilleure manière de s’emmêler les pinceaux. Marc Jeannerod explique, dans Le Cerveau Volontaire, qu’une action s’effectue avec plus de lenteur quand elle est spontanément décidée que lorsqu’elle s’exécute en réponse à un signal extérieur. Application pratique: dans les westerns c’est toujours le bon qui gagne les duels (sic!).
« L’explication de cette supériorité est que le « méchant » par définition a l’intention de tuer, alors que le « bon » ne cherche qu’à se défendre. Dans la scène finale, lorsque les deux protagonistes sont face à face pour l’ultime duel, le « méchant » doit prendre une décision consciente pour dégainer son pistolet et abattre le « bon ». La mise en jeu spontanée de son système orbito-frontal lui prend un temps précieux. Le « bon » n’a pas ce problème: il ne fait que réagir aux premiers signes de l’action du « méchant » et tire avant lui. »
Au moins les scénaristes ont-ils la caution des neurologues!
Pour autant, Libet lui-même ne minimise pas le rôle de notre conscience lors de nos décisions spontanées. Dans un essai plus récent, il défend l’idée qu’on prend conscience du projet de mouvement suffisamment tôt pour empêcher son déclenchement si besoin. Notre conscience a une sorte de droit de veto sur nos actions et il serait plus juste de parler en anglais de « free won’t » plutôt que de « free will ». Difficile à traduire en français, mais l’expression de «libre-arbitre» traduit très bien cette vision: un arbitre est celui qui a le pouvoir d’arrêter le jeu si les joueurs enfreignent les règles mais les joueurs gardent l’intégralité de l’initiative durant le match et il ne peut pas les téléguider.
La conscience joue me semble-t-il un second rôle dans l’expérience de Libet : on n’appuie sur le bouton que parce que le sujet a compris (consciemment) ce qu’on attend de lui. La conscience est à l’initiative de la décision quelques minutes plus tôt, même si elle n’est pas à l’origine de la décision à la micro-seconde près. La planification à long terme est le propre de la conscience, qui délègue sa mise en œuvre aux processus non-conscients. En plus d’être un arbitre, la conscience serait donc aussi le coach qui fixe à l’avance la stratégie de l’équipe. Coach, pas capitaine. Le capitaine -celui qui râle quand les joueurs font des fautes- fait lui aussi partie de l’équipe des processus inconscients.
Dans mon dernier billet je vous expliquais comment, lorsque l’on fait une erreur, notre cortex déclenche dans la fraction de seconde qui suit une onde cérébrale facilement identifiable (l’ERN), que l’on ait pris ou pas conscience de cette erreur. Ce n’est que dans les secondes qui suivent -l’équivalent mental de l’arbitrage vidéo- que notre conscience-arbitre siffle la faute que la conscience-coach redéfinit éventuellement la stratégie pour corriger l’erreur.
Régulation des perceptions sensorielles et des émotions
Nos systèmes sensoriels ultra-rapides, hérités de nos ancêtres reptiliens, perçoivent les sensations bien avant que nous n’en prenions conscience. Voire même à l’insu de notre conscience, comme c’est le cas de la vision aveugle (le « blindsight » évoquée ici). Mais là encore, n’allez pas croire que nos facultés sensorielles fonctionnent toutes indépendamment de notre conscience. Il suffit que nous ayons l’attention focalisée sur une tâche pour que nous devenions littéralement aveugles à ce qui se passe autour (et on peut passer à côté de trucs incroyables quand on a la tête ailleurs).
Notre cécité attentionnelle se limite-t-elle à notre perception consciente? Des expériences astucieuses ont tenté d’élucider la question en étudiant l’influence de l’attention sur le phénomène d’amorçage subliminal. Une personne est plus rapide à reconnaître un nombre (ou tout autre signal visuel, auditif etc.) si juste avant de le lui présenter, on lui flashe ce même nombre mais de façon tellement fugitive qu’elle n’en prend pas conscience. Inversement, sa vitesse de réaction diminue si l’amorce subliminale est différente de la cible. L’expérience suivante a été imaginée pour savoir si l’amorçage non-conscient est soumis ou non au contexte conscient du sujet (cliquez pour agrandir l’image):
On a demandé à des sujets de réagir à un nombre cible à deux chiffres selon qu’il est plus grand ou plus petit que 55. Juste avant, on flashe subliminalement un autre nombre à deux chiffres. On obtient alors un effet d’amorçage classique: l’indice subliminal 17 ralentit la réponse si le nombre cible est supérieur à 55 et l’accélère s’il est inférieur.
Si par contre on habitue un deuxième groupe de sujets à ne réagir qu’à des nombres cibles commençant par 5 (52, 53, 57, 59…) on observe que l’indice subliminal 17 produit l’effet d’amorçage inverse (il ralentit la réponse pour une cible de 53).
L’interprétation est simple: dans ce deuxième cas seul le chiffre des unités est significatif et la conscience du sujet se concentre donc dessus, ignorant le chiffre des dizaines. Le résultat montre que ce biais d’attention consciente se répercute intégralement sur la perception non-consciente.
Pour continuer sur la métaphore sportive, la conscience-coach semble donc définir par avance la zone de jeu de l’équipe des processus non-conscients. On a tendance à considérer ça comme une limite mais après réflexion je pense que c’est plutôt un avantage. Lors d’une compétition par exemple, la focalisation de l’attention permet de ne pas se laisser distraire ni consciemment ni inconsciemment. Se concentrer c’est demander à la conscience non pas d’aider à accomplir les bons gestes (ce serait plutôt une gêne), mais isoler son univers mental des perceptions sensorielles parasites.
Est-ce pour cette raison que l’on ne ressent pas la douleur lorsque l’on se blesse durant un match? En tous cas, comme dans l’expérience de Libet, le rôle de la conscience est encore celui d’inhibiteur de processus non-conscients.
Les mêmes réflexions valent pour les réactions émotionnelles: nos émotions se déclenchent automatiquement, bien avant que nous n’en ayons conscience. William James en avait l’intuition géniale en 1884 en pressentant que ce ne sont pas les sentiments émotionnels qui provoquent nos réactions physiques mais exactement l’inverse. « Nous nous sentons tristes parce que nous pleurons, en colère parce que nous frappons quelqu’un et effrayés parce que nous tremblons. »
Toujours selon le même schéma: le corps d’abord, la conscience ensuite: la vision subliminale d’une paire d’yeux écarquillée provoque un réflexe de peur même si on n’en perçoit pas consciemment la cause. J’ai expliqué dans ce billet que porter une tasse de café chaude au moment où l’on fait connaissance d’une personne suffit à biaiser positivement notre première impression. Mais ces réactions émotionnelles primaires et inconscientes ne doivent pas masquer l’essentiel: dans la vie courante nous surmontons sans arrêt ces impressions fugitives et savons faire bonne figure même quand on est effrayé, dégoûté ou triste. Les capacités inhibitrices de notre conscience sont tout à fait impressionnantes en matière d’émotions. Le plus étonnant n’est pas de trouver encore quelques réminiscences de nos préjugés inconscients (dont j’ai parlé ici), c’est d’en trouver si peu!
Interprétation inconsciente, filtre conscient
L’interprétation de ce que l’on perçoit se fabrique elle-aussi en un éclair. C’est ce qui fait la magie des illusions d’optique: on ne peut s’empêcher de voir des trucs dont on sait pourtant qu’ils n’existent pas, simplement parce que l’illusion donne une image du monde cohérente avec ce qu’on a envie de percevoir. Comme cette machine infernale où l’on n’arrive pas à ne pas voir les billes défier la gravité!
https://www.youtube.com/watch?v=ZVMmq5j-_5Q
Notre inconscient règne donc en maître sur notre fabrique de croyances et d’interprétations. D’ailleurs toute la production d’idées n’a pas d’origine consciente. Essayez donc d’arrêter de penser pendant une minute. A moins que vous ne soyez yogi, les flots de pensée continuent de débouler dans votre espace mental sans que vous puissiez en maîtriser le débit.
Mais dans ce domaine notre conscience n’est pas inactive non plus. Lionel Naccache défend l’idée que notre cortex préfrontal droit abrite une fonction consciente « d’évaluation des croyances et des interprétations ». Son dysfonctionnement expliquerait bien des délires pathologiques, lorsque des malades s’inventent des histoires abracadabrantes pour expliquer leurs comportements étranges (comme ce patient « split-brain » dont je vous ai parlé dans ce billet) ou quand ils nient farouchement leur maladie (comme cette patiente de Laurent Cohen, atteinte d’héminégligence gauche et décrite là).
Le cas Capgras
L’histoire du syndrôme de Capgras, aussi rare que spectaculaire, illustre parfaitement le phénomène. Les personnes qui en sont atteint sont persuadés que des sosies ou des robots ont pris la place de leur conjoint par exemple. Ils reconnaissent bien leur visage, mais « sentent » que ce ne sont pas eux…
L’étude de ce syndrome étrange a mis en évidence que le mécanisme de reconnaissance visuelle d’une personne met en œuvre non pas un mais deux circuits cérébraux distincts:
– une voie « ventrale » (en bas du cerveau sur le schéma, que vous pouvez cliquer pour agrandir) qui permet à Mickey de reconnaître le visage de Minnie et de retrouver son nom;
– et une voie « dorsale » (vers le sommet du crâne) qui lui donne le sentiment de familiarité avec ce visage. La stimulation de cette voie dorsale -à la suite d’une intervention chirurgicale par exemple- donne aux patients une sensation de « déjà-vu » face à des scènes qu’ils découvrent pourtant pour la première fois.
Normalement quand il y a un bug, il se trouve plutôt dans la voie ventrale: on « sait » qu’on connaît cette personne, mais son nom reste sur le bout de la langue. Chez les Capgras, c’est l’inverse: ils reconnaissent le visage de la personne mais ne ressentent aucune familiarité, ce qu’attestent les mesures physiologiques. Pour expliquer cette sensation étrange, ils invoquent alors des histoires hallucinantes de robots, de sosie.
S’agirait-il justement de la zone d’évaluation consciente des croyances? Cette hypothèse est d’autant plus tentante qu’elle expliquerait au passage pourquoi ce syndrome est si rare. Il ne se déclenche qu’à condition que le patient soit atteint de lésions cérébrales aux deux endroits à la fois (préfrontal droit et voie dorsale).
Résumons-nous…
Décisions spontanées, détection instantané des réponses fausses, perception sensorielle, réactions émotionnelles, production d’idées ou de croyances… l’immense majorité de nos processus mentaux relève du non-conscient. Cette longue liste hétéroclite montre à quel point il est délicat de parler de « l’inconscient » au singulier. Ce serait comme si dans un zoo on classait tous les non-éléphants dans la même catégorie. Leur unique point commun est d’être remarquablement rapides à se déclencher et d’influencer notre perception consciente des choses.
Notre conscience ne joue pas sur le même plan: trop lente à la détente et incapable de rivaliser avec des mécanismes rodés par des millénaires de sélection naturelle. Elle reste pourtant le maître du jeu grâce à trois compétences:
– en amont (en tant que coach) elle planifie et focalise tous ces processus selon la stratégie qu’elle s’est choisie. Grâce à elle on peut décider par avance ce qu’on veut faire, comment on va le faire et s’y tenir.
– en aval (en tant qu’arbitre du match) elle réprime, censure, inhibe tout ce qui n’est pas cohérent avec cette stratégie. Ce veto mental évite, une fois dans l’action, de se laisser distraire comme mon chat dès qu’il voit une mouche au-dessus de sa tête.
– après le match c’est le seul porte-parole autorisé à commenter le match.Sans mettre les pieds sur le terrain, notre conscience parvient à contrôler le jeu au moyen des trois leviers classiques des pouvoirs totalitaires: la planification, la répression et le monopole de la parole publique. Ce n’est sans doute pas très politiquement correct, mais c’est d’une efficacité redoutable!
Sources:
Marc Jeannerod, Le Cerveau Volontaire (2010)
Deric Bownds: The I Illusion
Lionel Nacache: Neurologie des interprétations et des croyances (Conférence au Collège de France, 2011, pdf)
Stanislas Dehaene: L’attention peut-elle moduler le traitement non-conscient? (conférence au Collège de France, 2009, pdf)
Billets connexes:
Conscience en flagrant délire sur les mêmes thèmes, dans le désordre
Schizophrénie, chatouilles et prémonitions: sur l’expérience de Benjamin Libet
Corps en tête: sur l’influence du corps sur nos impressions
.. et tous les billets cités dans le texte.
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