Notre cerveau joue aux dés!

Avez-vous vu Un Jour sans Fin, le film dans lequel Bill Murray se retrouve prisonnier d’une journée qu’il revit sans arrêt? Le film est drôlissime car Bill Murray, à force, connaît exactement la manière dont chaque personnage va réagir à ses propos ou à ses actes. Ce qui pose une question intéressante: notre comportement est-il totalement déterminé face à une situation donnée ou bien existe-t-il une dose d’imprévu dans nos réactions? Intuitivement on penche pour la deuxième hypothèse, on n’est pas des machines quand même! – mais comment le prouver? Et surtout quelle serait la nature de ce petit facteur d’imprévisibilité présent en nous, qui fait toute la différence entre un robot et un être humain? Grâce à d’astucieuses expériences en psychologie cognitive que j’ai découvertes dans le dernier cours de Stanislas Dehaene au Collège de France, on commence à avoir une petite idée sur la question…

Perception bistable

Les illusions d’optiques sont très utiles pour comprendre comment notre cerveau interprète la réalité. Prenez la fameuse image de la danseuse qui tourne sur elle-même. On a l’impression qu’elle tourne tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre.

Si vous regardez suffisamment longtemps, le sens de rotation de la danseuse finit par s'inverser...

Il est très difficile de maîtriser consciemment le sens dans lequel on la voit tourner et le moment où on bascule d’une interprétation à l’autre. Mais le plus étrange c’est qu’à aucun moment nous n’avons conscience de la moindre ambiguïté: on est sûr de la voir tourner comme ceci ou comme cela. L’ambiguïté n’apparaît qu’après coup, quand on se rend compte que notre point de vue a changé alors que le film est toujours le même. On retrouve cette oscillation de notre perception entre deux interprétations possibles (que l’on appelle perception bistable) dans pas mal d’illusions classiques :

Quelques illusions célèbres

Dans toutes ces images, on voit tantôt une chose, tantôt une autre mais jamais un mélange des deux en même temps, comme si notre mode d’interprétation de la réalité fonctionnait en mode « tout ou rien ».

L’illusion existe aussi avec des signaux sonores! Les enfants savent bien qu’à force d’entendre répéter en boucle ton chat – ton chat – ton chat… on finit par entendre chaton-chaton-chaton… (pour prendre un exemple poli 😉 . Des chercheurs du CNRS ont fabriqué un petit montage audio dans lequel on entend tantôt un seul son qui monte et qui descend, tantôt deux signaux distincts qui s’alternent. Les transitions d’une interprétation à l’autre suivent exactement les mêmes lois que pour les illusions visuelles.

[audio http://www.cafe-sciences.org/wp-content/uploads/2012/03/pressnitzer_sup2C.mp3]

Des dés dans la tête?

Comment le cerveau « choisit-il » tel ou tel interprétation et surtout pourquoi ne reste-t-il pas fixé une bonne fois pour toutes sur son premier choix? Une hypothèse intéressante serait  que notre cerveau passe automatiquement en revue chaque interprétation possible et lui attribue un degré de vraisemblance. L’interprétation retenue à instant donné serait non pas la plus probable mais une interprétation tirée au sort parmi toutes les possibles, avec d’autant plus de chance d’être choisie qu’elle est vraisemblable. Ainsi s’expliqueraient les bascules d’une interprétation à l’autre: plus on fixe longtemps un signal ambigu, plus on a de chances de tirer au sort différentes interprétations. Un tel modèle prédit que ces changements sont imprévisibles et que le délai entre deux bascules soit suivre une loi de distribution bien particulière, propre aux tirages stochastiques. On a pu constater que cette prédiction est très raccord avec les mesures expérimentales (on demandait à des volontaires de regarder une telle image et d’appuyer sur un bouton tout le temps qu’ils percevaient telle interprétation plutôt qu’une autre):

 

source:  Moreno-Bote & al. Bayesian sampling in visual perception (2011)

Le test du modèle…

Très récemment, des chercheurs ont confirmé de façon encore plus flagrante cette hypothèse d’un tel « tirage aléatoire » entre les différentes interprétations, chacune ayant une probabilité correspondant à sa vraisemblance relative. Ils ont utilisé pour cela l’illusion visuelle suivante (il vous faut un lecteur Shockwave pour la voir fonctionner):

L'illusion de la grille (cliquer sur l'image pour lancer la démo)

Deux grilles orientées différemment (par exemple /// et \\\ ) se déplacent dans des directions différentes. En fonction du montage utilisé on perçoit soit un mouvement unique et groupé, soit deux mouvements différents et superposés (l’analogue de l’illusion sonore que j’évoquais plus haut). Mais on s’est intéressé ici à une autre ambiguïté visuelle, bistable elle-aussi, liée à l’impression de profondeur: c’est tantôt une grille tantôt l’autre qui semble être au premier plan. Les chercheurs ont observé que, toutes choses égales par ailleurs, plus une grille a des barreaux serrés par rapport à l’autre, plus on la voit en dessous de l’autre. Et pareil si une grille va plus vite que l’autre et on peut mesurer le biais de perception induit par chaque facteur pris isolément. Si notre cerveau fonctionne effectivement en combinant des tirages probabilistes, alors on peut prédire à partir de ces mesures empiriques ce que les sujets percevront quand on combine les deux facteurs. Les calculs collent spectaculairement avec les résultats de l’expérience.

source: d'après Moreno-Bote & al. Bayesian sampling in visual perception (2011)

Face à un signal sensoriel ambigu (mais quel signal ne l’est pas?), nos perceptions conscientes semblent donc bel et bien le résultat d’un tirage au sort parmi toutes les interprétations possibles. La durée durant laquelle on privilégie une interprétation plutôt qu’une autre est directement proportionnelle à sa vraisemblance.

L’analogie quantique

On verra dans le prochain billet à quel point notre cerveau use et abuse de cette procédure stochastique. Aussi étrange que cela puisse paraître, la plupart de nos réponses conscientes (perceptions, jugements, opinions…) se décident sur la base d’un tirage  aléatoire parmi les différentes réponses possibles en fonction de leur vraisemblance subjective.  En somme, l’aléatoire fait partie intégrante de nos comportements quotidiens. Bonne nouvelle pour Bill Murray! Cela signifie que même si elle se répète indéfiniment, sa journée en boucle lui réserve forcément des surprises!
Je n’aime pas beaucoup les analogies faciles entre l’indétermination quantique et celles du monde -macroscopique- qui nous entoure, mais pour le coup les similitudes sont flagrantes. A l’image d’un ensemble de particules élémentaires intriquées, on a ici affaire à un système (le cerveau) capable de combiner plusieurs réponses possibles en même temps, mais dont une seule sera observable. Il existe manifestement un processus mental -l’équivalent de la fonction d’onde quantique- attribuant une probabilité à chaque réponse mentale possible. Et comme en physique quantique, le résultat observable est par essence, aléatoire.
 
Mais l’analogie a bien sûr ses limites. Vous ne voyez pas lesquelles? Alors rendez-vous au prochain épisode (par ici)

Sources:
Le cours de Stanislas Dehaene sur le cerveau Bayésien, qui a directement inspiré ce billet (en particulier celui du 31 janvier 2012)
Moreno-Bote & al. (2011) Bayesian sampling in visual perception (pdf)

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