J’ai mis du temps à émerger du trou noir de mon dernier billet. Le commentaire de Dr Goulu ayant piqué ma curiosité, j’ai découvert que les drôles de propriétés des trous noirs nous renseignent peut-être sur la nature profonde du monde qui nous entoure…
Perdue l’information ou pas?
Il faut dire que dès le départ, l’extrême simplicité des trous noirs a posé un cas de conscience aux physiciens. En effet, la seule chose qui caractérise un trou noir c’est sa taille: à partir de là, on a vu dans le billet précédent qu’on pouvait tout connaître de lui. C’est donc un objet extraordinairement simple, avec un seul paramètre: sa taille (dans des modèles plus sophistiqués le trou noir a aussi une charge électrique et un moment de rotation, mais ça reste un objet simple à trois paramètre). Tout ce qu’on y envoie, que ce soit sous forme de rayons ou de particules, s’y dissout irrémédiablement. Plus on jette de trucs dans le trou noir, plus le monde devient simple à décrire. Les trous noirs sont donc une insolente violation du deuxième principe de thermodynamique, qui postule que tout système isolé évolue vers des états plus compliqués à décrire, plus « désordonnés » ou -pour parler comme les physiciens- ayant une plus grande entropie.
Une autre manière de saisir le problème est d’imaginer que vous puissiez pénétrer dans un trou noir, à bord d’une navette capable de résister à son écrasante force de gravité:
1) Depuis la Terre on n’aurait plus moyen d’avoir de vos nouvelles. De l’information a donc disparu, alors que le principe de conservation de l’information est sans doute l’un des piliers les plus fondamentaux de la physique.
2) En revanche vous même vous ne ressentiriez rien de spécial en franchissant sa surface. A part le fait que vous n’auriez jamais assez d’énergie pour ressortir du trou noir, tout irait bien pour vous et votre vaisseau spatial. Aucune information n’a donc disparu de votre point de vue. Alors y a-t-il eu une perte d’information ou pas?
Ce casse-tête initié par Stephen Hawking en 1976 fut l’objet d’un des débats les plus animés de la fin du XXeme siècle, entre ceux qui pensaient que l’information pouvait se perdre (le clan de Hawking) et ceux qui n’y croyaient pas (Susskind, ‘t Hooft, Bekenstein…). Une histoire merveilleusement racontée par Susskind dans son livre « la guerre des trous noirs » qui vit finalement triompher le deuxième camp.
Les trous noirs sont des hologrammes…
Pour la plupart des physiciens actuels, la solution de ce paradoxe se trouve sans doute à la frontière du trou noir, cette limite qu’on appelle son « horizon », dont nul ne peut revenir une fois qu’il en a franchi le seuil. On a vu dans le dernier billet qu’elle avait la forme d’une sphère parfaite (le « no hair theorem » démontre même qu’elle n’admet aucune irrégularité -aucun cheveu), dont la taille est très exactement proportionnelle à la quantité d’informations contenues dans le trou noir. Un peu comme s’il s’agissait d’un écran sphérique, composé d’une myriade de pixels de même taille élémentaire.
Chaque fois que le trou noir absorbe un nouveau bit d’information (un photon par exemple), un nouveau pixel vient s’ajouter à la surface et l’agrandit légèrement. Autrement dit la surface du trou noir est le reflet exact de toute l’information qu’a avalé le trou noir depuis sa création. En rentrant dans l’horizon du trou noir, vous et votre vaisseau spatial avez agrandi légèrement sa surface, et toute l’information vous concernant s’est en quelque sorte retrouvée sur ce supplément de surface! Même si un observateur extérieur ne peut plus avoir de vos nouvelles directement, votre trace reste « codée » en quelque sorte à la surface du trou noir.
Tout se passe comme si la surface était une plaque photosensible, conservant l’image de vous en 3D: c’est la définition d’un hologramme! De même qu’il est impossible de deviner l’objet photographié en observant directement la plaque qui contient son hologramme, de même on est incapable de deviner le contenu d’un trou noir en observant sa surface. L’analogie est séduisante mais elle a ses limites. Par exemple, inutile d’éclairer votre trou noir avec un rayon laser -comme on le fait pour voir apparaître l’image en 3D à partir d’un film contenant un hologramme: on n’a aucune idée de la façon dont est codée l’information contenue dans le trou noir. Tout ce qu’on sait c’est que ça doit être très très embrouillé…
L’espace qui nous entoure est un hologramme
Bon, mais toutes ces propriétés étranges concernent les trous noirs, quel rapport ont-elles avec le reste de l’univers? Le lien tient au fait qu’un trou noir représente le maximum d’information que peut contenir un volume donné. Je m’explique: imaginez que vous vouliez remplir une boite d’allumettes avec le plus d’informations possible (sous forme de matière, d’énergie ou de ce que vous voulez). Combien allez-vous pouvoir en mettre? Intuitivement on ne voit pas pourquoi il y aurait une limite, car l’information ne prend pas de place. Et s’il y en a une, on imagine qu’elle est proportionnelle au volume de la boite, de la même façon que vous pouvez mettre deux fois plus d’eau dans un volume deux fois plus grand.
Pourtant grâce au concept de trou noir, on démontre facilement qu’il y a bien une quantité maximale d’information que peut contenir cette boite et qu’elle est proportionnelle au carré -et non au cube- de sa longueur caractéristique. Pour s’en convaincre imaginez une sphère entourant votre boite d’allumettes. La boite étant contenue dans la sphère, celle-ci contient toujours plus d’information que celle-là.Supposez que cette sphère contienne tellement d’information qu’il s’y forme un trou noir. On a vu dans le dernier billet que le rayon de ce trou noir est proportionnel à la quantité d’information qui s’y trouve. Le maximum d’informations que peut contenir notre sphère imaginaire correspond donc à celui contenu dans un trou noir de même taille. Le moindre bit d’information supplémentaire ferait déborder l’horizon du trou noir à l’extérieur de cette sphère. On peut généraliser le résultat et montrer qu’un volume d’espace ne peut contenir plus d’information que le trou noir qui lui est circonscrit.
Une conséquence de ce théorème est que l’information contenue dans un volume donné peut être entièrement « écrite » sur la surface entourant ce volume. Comme aime à le dire Leonard Susskind, l’information de notre espace s’exprime sous forme de pixels (en 2D) et non pas en « voxels » (pixels 3D) et chaque bit d’information élémentaire occupe -comme on l’a vu dans le dernier billet- une aire de Planck, soit 10-66cm2. C’est vraiment riquiqui: il en faut donc 1040 pour couvrir la surface d’un seul proton!
Cette équivalence entre volume et surface est d’autant plus contre-intuitive qu’elle repose sur l’hypothèse d’un espace pixélisé. Je m’explique: dans un monde où tout est continu, il y a autant de points sur un segment que dans une surface (David explique ça très bien dans ce billet) et autant de points dans une surface que dans un volume. Par contre cette équivalence disparaît dans un monde discret. Ici c’est l’inverse qui se produit! L’information contenue dans un volume n’équivaut à celle de sa surface que parce que (et non pas « bien que« ) l’information est pixélisée à sa surface. C’est le monde à l’envers!
L’univers-entier est-il un hologramme?
On peut même aller encore plus loin. L’univers tout entier est en expansion. Cela signifie que tous les points de l’espace s’éloignent de nous et que plus ils sont loin, plus leur vitesse de fuite est grande. Lorsque cette vitesse atteint celle de la lumière, ils deviennent invisibles: on ne pourra jamais les revoir. Ça ne vous rappelle rien cette histoire? C’est bien entendu la même chose qu’un trou noir, mais avec une topologie inversée: ce n’est plus l’espace qui est visible partout sauf certains trous noirs en forme de bulles, c’est notre univers observable qui est limité à une bulle dont l’extérieur ressemble à un trou noir:
Les équations mathématiques de la cosmologie sont donc tout à fait analogues à celles d’un trou noir. Donc par un raisonnement similaire à celui qu’on a fait pour les trous noirs, toute l’information de notre univers en 3d serait dans ce modèle « codée » sur la surface de notre horizon cosmique. Comme si notre monde n’était en fait que le reflet d’une réalité inscrite sur ses bords, une sorte d’hologramme en quelque sorte…
Dit comme ça, cette théorie semble complètement folle. Et pourtant elle est confortée par de puissants arguments: en 1997, le jeune physicien Maldacena (il avait 29 ans à l’époque) proposa un modèle complet d’univers holographique, dans lequel tous les phénomènes physiques se modélisent par des lois physiques définis sur la surface de cet espace-temps. En utilisant une théorie des cordes et une structure d’espace-temps très particulière (malheureusement pas très plausible), il retrouva toute la théorie quantique des champs aux bords de cet univers. Et son modèle est compatible avec la relativité générale (vous savez que la physique quantique et la relativité générale ne font pas bon ménage normalement), car la gravité n’y est pas une force fondamentale, mais une propriété émergeant naturellement du modèle. C’est ce qui expliquerait sa très faible intensité par rapport aux autres forces. On attend avec impatience une modélisation qui donnerait des résultats semblables avec des hypothèses un peu plus réalistes…
Cette théorie d’un univers-hologramme pourrait aussi permettre de comprendre l’énigme de « l’intrication quantique »: c’est la possibilité pour deux particules de se synchroniser plus vite que la lumière (allez voir ce billet pour découvrir comme les petites particules sont fortiches au jeu de la synchronisation à distance). Cela fait maintenant plus de 30 ans qu’Alain Aspect a mis évidence expérimentalement ce tour de passe-passe incroyable sur lequel le monde de la physique se perd en conjonctures tant il semble bafouer toutes les lois de la causalité, de la localité etc.
La théorie de l’univers hologramme apporterait une explication au phénomène. [Je mets des conditionnels parce que je ne suis pas sûr de mon explication]: si notre monde en 3D n’est que le produit d’un système de lois en deux dimensions, l’intrication apparente de deux particules pourrait correspondre à une seule « particule-composite » dans cette réalité en 2D. La distance apparente qui sépare les deux particules en 3D serait nulle dans le système des lois holographiques en 2D, d’où l’impression qu’elles donneraient de se coordonner instantanément, plus vite que la lumière… Ca reste spéculatif, je vous l’accorde bien volontiers, mais le fait que notre réalité soit une projection « instantanée » d’une physique à la surface de l’univers remet de toutes façons l’idée de « localité » en question.
Une vraie théorie… et l’usine à fantasme derrière
Cette théorie d’un univers-hologramme n’est encore qu’une hypothèse, mais une hypothèse très scientifique, c’est-à-dire réfutable: contrairement à la théorie des cordes, elle propose des prédictions testables. La pixélisation des bordures de notre espace-temps devrait perturber très très finement les distances intergalactiques en provoquant de minuscules ondes gravitationnelles. Elle devrait également biaiser très légèrement certains rayons cosmiques en provenance des supernovae. Malheureusement aucune de ces prédictions n’a pour l’instant été vérifiée (cet article de 2011 – en anglais- donne une bonne idée de la question). Est-ce à cause de nos systèmes de mesure trop imprécis ou bien la théorie qui est fausse? Il est sans doute encore trop tôt pour savoir si la théorie de l’hologramme est à prendre au sens propre ou s’il s’agit simplement d’une métaphore féconde mais inexacte.
Parmi les généralisations les plus inattendues de cette théorie, on trouve les travaux du chercheur américain Karl Pribram (même si ses recherches ont eu lieu dans les années 1960, bien avant les travaux sur les trous noirs). On sait depuis longtemps qu’il n’existe pas un endroit dans le cerveau où les souvenirs seraient stockés. Un chercheur sadique qui amputerait méthodiquement différentes parties du cerveau d’un rat ne parviendrait jamais à supprimer les souvenirs de la pauvre bestiole (l’expérience a vraiment été faite!). D’où l’idée du chercheur que la mémoire est inscrite dans la configuration globale des connexions neuronales plutôt que dans tel ou tel module cérébral, exactement comme l’information d’un hologramme est répartie sur toute la surface du film qui lui sert de support physique.
De là à parler d’un cerveau-hologramme, il n’y a qu’un pas, mais un pas très difficile à franchir car de très nombreuses fonctions cérébrales sont bien localisées dans le cortex: la lecture, la reconnaissance des visages, le calcul, les émotions, etc. Je vous en ai abondamment parlé dans différents billets (ici ou là par exemple).
Bien entendu ces objections n’ont pas suffi pas à calmer les illuminés. Encouragés par la parution de la très sérieuse théorie de l’univers-hologramme dont je viens de vous parler, ils y ont vu l’explication magique à tous les mystères du monde. « L’univers est un hologramme » de Michael Talbot, explique ainsi comme fonctionne la télépathie, la « médecine holistique » et même les dialogues avec l’au-delà: « Un ouvrage de référence », explique son éditeur, « dont les conclusions passionnantes continuent à être prouvées par la physique, la cosmologie et la théorie des cordes »… C’est le danger de manipuler des métaphores trop fortement évocatrices…
Analogies fécondes?
Au risque de courir moi-même ce risque, je trouve pourtant l’analogie intéressante à creuser. L’idée qu’une loi en deux dimensions puisse entièrement décrire un phénomène en trois dimensions se retrouve dans pas mal de domaines: outre l’hologramme en optique, je vous avais parlé dans un ancien billet du « retournement temporel ». Cette technologie mise au point par Mathias Fink consiste à retrouver la source d’un signal dans une pièce, avec deux ou trois micros placés sur les murs de cette pièce. Plus la pièce est compliquée, encombrée, et plus cette reconstitution est précise. On a là un autre exemple fascinant où l’information d’un milieu 3D est parfaitement « lisible » aux bords 2D de ce milieu. Cette technique permet de localiser et de détruire des calculs rénaux, de convertir n’importe quel surface en tablette tactile etc.
De façon générale, toute onde (en trois dimensions) peut entièrement se déduire du schéma de ses interférences avec la surface qui l’entoure, qu’il s’agisse d’ondes lumineuses (l’hologramme) ou d’ondes sonores (via le renversement temporel démontré par M Fink). Et comme toute particule est également représentable par une onde, pourquoi ne pas imaginer qu’on puisse décrire l’intégralité de cette particule en observant les interférences de son onde associée sur une surface? La dualité onde-particule aurait ainsi pour conséquence le principe de l’hologramme:
Mais rien n’empêche de raisonner dans l’autre sens: peut-être faut-il comprendre la mystérieuse dualité onde-particule comme une conséquence directe du principe d’holographie? La fonction d’onde d’une particule pourrait s’interpréter comme la simple traduction matérielle d’une réalité encodée sur les bords de l’espace (les « interférences »). Je sens la plaque holographique de mon cerveau qui chauffe!
Source:
Cet excellent article de scientific explorer qui contient des interviews très intéressantes avec les principaux protagonistes du débat.
Un article de Bekenstein lui-même, très abordable et datant de 2003
Billets connexes:
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Des ondes à renverser le temps, sur un sujet très très connexe
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