L’invention du bleu en occident…

Je vous ai raconté dans un billet précédent à quel point les catégories de couleurs sont une affaire hautement culturelle. Les Coréens sont très sensibles à certaines nuances de vert alors qu’à l’inverse la distinction entre bleu et vert échappe à plusieurs ethnies d’Afrique. La lecture du « Bleu » de Michel Pastoureau m’a fait découvrir combien notre propre culture est aussi sujette à ce prisme culturel. La couleur bleue est littéralement sortie du néant pour devenir au fil des siècles la couleur préférée des Français…

L’inconnu de l’Antiquité

Le premier Ministre Anglais Gladstone, en amateur de littérature antique, fut le premier à s’apercevoir que l’Iliade et l’Odyssée manquaient singulièrement de couleur bleue. Les mots qui s’en rapprochent le plus qualifient plutôt une texture ou une certaine luminosité qu’une couleur précise, désignant tantôt la couleur du miel ou des feuilles (pour le mot glaukos) tantôt le noir d’un vêtement de deuil (pour le mot kyanos). Inversement les objets qui sont bleus, comme les iris, la mer ou le ciel sont décrits avec des termes qui n’ont en principe rien à voir avec le bleu. Cette étrange cécité au bleu se retrouve chez les Romains, pour qui l’arc-en-ciel ne contient que du rouge, du jaune et du violet, parfois du vert mais jamais de bleu. Manifestement le bleu ne les inspire pas. D’abord ils ont du mal à la fabriquer correctement car le  lapis-lazuli comme l’indigo étaient rares, chers et difficile à travailler. Ensuite elle évoque pour eux les barbares, qui comme les Gaulois se teignaient le corps et les cheveux avec de la guède (mais pas les braies, il faudrait le dire à Uderzo). Du coup, pour les Romains le bleu est synonyme de maladie, de disgrâce et de mort. Pas très ragoutante…

Du coup jusqu’au XIIeme siècle le système de couleurs se résume à l’opposition entre la lumière et l’ombre (le pur/le sale etc) d’un côté, entre la couleur et le non-coloré de l’autre. Le blanc a donc deux contraires, le noir et le rouge et à l’extérieur de ce triangle les autres couleurs n’occupent que des rôles secondaires. Le bleu en particulier semble n’avoir aucune existence culturelle. La langue latine l’ignore: les mots « bleu » et « azur » viennent de l’allemand (blau) et de l’arabe (lazaward); aucun nom de lieu ou de personne n’y fait référence, contrairement au blanc, au noir et au rouge; aucune trace dans le culte chrétien qui disserte par contre longuement des différentes nuances de rouge (ruber, coccinus et purpureus), de blanc (albus et candidus) et de noir (ater et niger)…

L’attribut royal et marial

Le bleu ne semble naître culturellement qu’au XIIeme siècle. Alors que le culte chrétien ne voyait jusque là dans la couleur qu’une forme matérielle, dégradable et terrienne, certains religieux comme l’abbé Suger sont convaincus au contraire du caractère lumineux -donc divin- de la lumière. Sous son impulsion, la basilique de Saint-Denis se pare de rayons colorées. Le bleu en profite pour se faire plus présent et comme sa fabrication coûte cher, il devient la couleur officielle du l’habit de Marie, en remplacement des couleurs sombres signalant d’habitude son deuil. Louis IX à son tour délaisse le noir pour un manteau bleu et la mode se propage à toute la noblesse: une armoirie sur trois comporte du bleu au début du XVeme!

Peu à peu l’opposition blanc-noir et blanc-rouge se complète avec une opposition entre rouge et bleu. Chaque couleur a ses teinturiers spécifiques qui ne se mélangent pas et se vouent une méfiance tenace. Dans la vague de puritanisme qui traverse le Moyen-Age et se prolonge par la Réforme, le rouge devient suspect, symbole de faste et de luxe à cause des pigments coûteux qu’il utilise. A partir du XIVeme siècle, le noir devient la couleur vestimentaire par excellente. Notre goût pour les smokings, costumes et robes sombres sont l’héritage direct de cette époque où les couleurs étaient réservées à certains métiers ou certaines conditions sociales. Dans cette codification, le bleu n’est ni interdit ni prescrit, c’est une variante tolérée du noir.

La couleur préférée des Français

Alors que le rouge décline dans l’imaginaire symbolique, le bleu s’affirme au contraire comme la seule couleur digne du bon chrétien. L’usage à grande échelle de l’indigo et la découverte de nouveaux colorants (le bleu de Prusse) en démocratisent l’usage en peinture. Est-ce la technique qui en stimule l’usage ou l’inverse? En tous cas même les sciences consacrent le bleu comme la couleur centrale lorsque Newton découvre la décomposition du spectre de la lumière blanche. Paré de bleu, le Werther de Goethe dote cette couleur d’une connotation nouvelle, celle du romantisme, de la « souffrance douce » dont le blues conservera l’esprit. Durant les affrontements idéologiques du 18eme et du 19eme siècles, le bleu passe entre les mailles , inaperçu et comme protégé des passions politiques des deux camps. Il réussit même l’exploit de faire la jonction dans le drapeau français, entre le blanc royaliste et le rouge révolutionnaire, incarnant définitivement « l’esprit français ».

Au XXeme siècle, malgré son usage intensif par les nationalistes (la chambre « Bleu Horizon »), il demeure une couleur modérée politiquement, consensuelle et apaisante. Ce n’est pas un hasard si l’ONU utilise des casques bleus pour maintenir la paix, si dans le code de la route, les panneaux bleux signalent ce qui est autorisé et que le drapeau de l’Union Européenne est bleu. Le bleu des jeans lui-même  n’est pas un synonyme de révolte, mais l’expression du bien-être des jeunes, de leur liberté de mouvement et de pensée. La neutralité symbolique du bleu en fait désormais la couleur préférée de plus de la moitié des adultes, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe occidentale. Phénomène culturel s’il en est, puisque les enfants citent toujours en tête le rouge, les Japonais le blanc, devant le noir et le rouge.

Notre amour du bleu est allé de pair avec son refroidissement remarque Pastoureau. La « température » du bleu n’a commencé à baisser que lorsqu’on l’a commencé à associer le bleu à la couleur de l’eau, autrefois plutôt considérée comme verte. « Il a fallu du temps, conclut-il, beaucoup de temps pour que l’eau devienne bleue et le bleu froid. Froid comme nos société occidentales contemporaines, dont le bleu est à la fois l’emblème, le symbole et la couleur préférée. »

Source: Michel Pastoureau, Bleu, Histoire d’une couleur

Billet connexe: Pourquoi le ciel est bleu… ou pas (2/2)

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