Jean-Pierre Dupuy, dont j’ai suivi quelques cours durant mes études, se méfiait beaucoup des démonstrations en économie. Dans le fond, disait-il, le résultat que vous obtenez n’est que le reflet des hypothèses que vous avez prises. S’il vous surprend, c’est que vos hypothèses sont bancales, car rien ne distingue la conclusion de la prémisse si ce n’est un peu de logique. Ce raisonnement m’a toujours laissé perplexe car on pourrait l’appliquer à bien des matières scientifiques où aucune expérience ne peut valider la pertinence de telle ou telle hypothèse. Le cas des maths par exemple est vertigineux. Puisque tout l’édifice mathématique repose sur un très petit nombre d’axiomes, s’agit-il d’une gigantesque machine à fabriquer des tautologies? Comment la simple déduction permet-elle de faire jaillir autant de résultats mathématiques inattendus, contraires à l’intuition -le fait par exemple qu’un polynôme de degré ≤ 4 admet toujours des racines algébriques, mais pas s’il est de degré 5. Et à l’inverse, si les maths se réduisent à un vulgaire syllogisme, pourquoi certains résultats qui semblent évidents, sont-ils si difficile à prouver rigoureusement -comme la meilleure façon d’empiler les oranges dans le plus petit volume possible? Cette question m’a turlupiné jusqu’à la lecture du premier chapitre de « La science et l’hypothèse » de Henri Poincaré.
Mettre l’infinité en formule
Il ne faut pas confondre vérification et théorème, explique Poincaré. Démontrer qu’on a une chance sur 36 de faire un double 6 aux dés n’est pas un théorème, mais ce qu’il appelle une « vérification », consistant à calculer le nombre de tous les tirages possibles pour en déduire le résultat. Là, on a effectivement affaire à une sorte de syllogisme. Mais la vérification ne peut s’attaquer qu’à des problèmes mettant en jeu un nombre fini de cas possibles. Impossible par exemple de montrer que 9^n -1 est toujours divisible par 8, en vérifiant chaque cas particulier de n. Il faut alors avoir recours à des méthodes très différentes, comme le raisonnement « par récurrence » (expliqué ici par exemple) qui établit une propriété mathématique en la propageant de proche en proche sur la suite des nombres entiers n, comme des dominos qui tombent en cascade. En postulant que rien ne saurait empêcher la puissance de l’esprit de répéter une telle cascade indéfiniment, on passe « du fini à l’infini » et la propriété est tenue pour toujours vraie. Chaque théorème capture ainsi une petite dose d’infini qui le distingue du syllogisme.
Contrairement à la vérification -purement déductive- un théorème fait donc toujours appel à un raisonnement par induction, analogue à celui qu’on tient lorsqu’on accepte comme générale une loi de la physique dès lors qu’elle est vérifiée par un grand nombre d’expériences et contredite par aucune. Mais, écrit Poincaré, « une différence substantielle subsiste. L’induction appliquée aux sciences physiques est toujours incertaine, car elle repose sur la croyance à un ordre général de l’Univers, ordre qui est en dehors de nous. L’induction mathématique, c’est-à-dire la démonstration par récurrence, s’impose au contraire nécessairement, parce qu’elle n’est que l’affirmation d’une propriété de l’esprit lui-même. » Chaque théorème naît d’une foi quasi-prométhéenne dans la puissance infinie de l’esprit.
More is different
C’est je crois, cette bascule du fini à l’infini qui donne aux maths leur fécondité et nous permet de découvrir des choses nouvelles. Car le passage à l’infini peut provoquer des changements qualitatifs aussi importants qu’étonnants. Quelques exemples suffiront pour s’en convaincre.
- Comparer des ensembles est la chose la plus naturelle qui soit. Mais comme on l’avait vu dans ce billet, tout se complique si ces ensembles sont de taille infinie. Par exemple, la règle qui veut qu’un ensemble soit plus grand que ses parties n’est plus du tout valable: il y a « autant » d’entiers pairs que d’entiers naturels et même que de nombres rationnels!
- Autre exemple célèbre: vous pouvez écrire le nombre p=0.99999… avec autant de 9 que vous voulez derrière la virgule. Il s’agit d’un nombre rationnel bien identifié. Mais si vous lui mettez une infinité 9 en décimales, p vaut exactement 1 (il suffit pour s’en convaincre d’écrire que 10p = 9.9999… = 9+p de sorte que 9p=9). L’infini fait changer le statut de p!
Pour rester dans le domaine des nombres, je vous avais montré que la transformation du boulanger (ou toute autre transformation d’ailleurs), appliquée en boucle à une image finit toujours par redonner l’image initial. A condition que celle-ci soit faite d’un nombre fini de pixels! La même itération appliquée à une image vraiment continue (c’est-à-dire constituée par un continuum de points) la brouille de façon irréversible!
- Un dernier exemple amusant: prenez un carré de longueur un et tracez un escalier reliant deux sommets opposés par des marches aussi hautes que larges. Quelle que soit la manière dont vous vous y prenez, votre escalier mesure toujours deux unités:
Le paradoxe apparaît lorsque vous réduisez la taille des marches. La courbe de votre escalier se rapproche alors de celle de la diagonale du sommet jusqu’à ce que ces deux courbes soient indiscernables. Le problème c’est que la longueur de votre escalier vaut toujours deux unités, alors que la diagonale mesure √2. Est-ce que 2=√2? (Je vous renvoie à ce billet d’Alexandre Moatti pour une explication de ce paradoxe).
Parce que nos sens sont adaptés à un monde fini , les propriétés des mondes infinis (ou ayant plus de trois dimensions) échappent souvent à notre intuition. Les mathématiques suppléent alors à nos sens défaillants et nous servent de guide pour explorer ces univers inconnus. Une expérience extra-sensorielle en quelque sorte, qui ressemble à un gigantesque jeu vidéo.
Des ponts entre les infinis
Chaque nouveau concept représente une porte ouverte sur un nouvel infini (car le concept en question inclut la plupart du temps une infinité de cas particuliers) et l’aventure mathématique consiste à sauter d’un infini à l’autre en déverrouillant les différents niveaux. Comme dans tout bon jeu vidéo, il faut savoir parfois prendre des détours compliqués pour ouvrir certaines portes apparemment anodines:
- Les théorèmes de Thalès et de Pythagore généralisé se démontrent très facilement si l’on a récupéré l’arme « vecteurs »;
- Le petit théorème de Fermat (affirmant que « quel que soit l’entier a et le nombre premier p, a p – a est un multiple de p ») se déverrouille rapidement si l’on a déjà fait le niveau « groupe multiplicatif Z/pZ* » (boudé à tort par de nombreux joueurs)
- Déjouer certaines équations différentielles devient un jeu d’enfant pourvu que l’on ait déjà l’item « nombres complexes » dans sa besace, etc.
Tous les PGM1 procèdent de la sorte: leur créativité consiste à savoir rebrousser chemin face à une difficulté et à trouver un pont dans une tout autre direction. C’est en recourant à la théorie des groupes (et en l’inventant au passage!) que Galois démontra dans quelles conditions un polynôme est « résoluble ». Et il fallut faire appel à un tas de notions complexes apparemment sans rapport avec le sujet (les courbes elliptiques, des fonctions modulaires2 etc), pour démontrer le dernier théorème de Fermat (« Il n’existe pas d’entiers non nuls x, y,z tels que xn+yn=zn pour n>2″) près de 350 ans après sa conjecture.
Toute la beauté des maths est dans cette extraordinaire liberté. Contrairement aux autres sciences, contraintes dans leur exploration par les limites matérielles de l’expérimentation ou de l’observation, la recherche en maths n’a d’autre frontière que la capacité de l’esprit à se projeter dans des univers imaginaires toujours plus complexes et à y trouver d’improbables passerelles. Comme si en réponse à notre prétention à défier l’infini, les Dieux avaient choisi de laisser les aventuriers de l’imaginaire découvrir tout seuls leurs propres limites…
1 PGM: Player Game Master
2 Ne me demandez pas à quoi ça correspond!
Source:
Henri Poincaré, La science et l’hypothèse (1902! livre aussi disponible en pdf)
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