L’exemple de la technologie vue comme une « boîte de Pandore » est une de ces analogies fascinantes dont je parlais dans un précédent billet. Après avoir déclenché Hiroshima, Tchernobyl, Bhopal et les marées noires, nous nous méfions des apprentis-sorciers. Plus question d’envisager l’introduction des OGM, des nanotechnologies ou des thérapies géniques sans se barder d’abord du « principe de précaution », sorte de préservatif mental contre tous les risques technologiques.
Ce qui me gêne avec cette image d’une « boîte de Pandore » est qu’elle suppose la technologie comme complètement extérieure à nous-mêmes. C’est évidemment le cas si l’on pense à une invention en particulier. Mais à l’échelle de l’humanité, la technologie a tellement influencé l’évolution de notre anatomie qu’elle en est devenue partie intégrante. Génétiquement par exemple: depuis que l’on a domestiqué le feu, notre système digestif s’est tellement modifié que nous ne digérons plus ni la viande crue et ni la plupart des végétaux si on ne les cuit pas. La cuisine est en quelque sorte devenu notre premier estomac.
L’invention des outils et des armes a également influencé notre morphologie: heureusement que l’on ne compte pas sur nos mâchoires et sur nos griffes pour chasser le gibier! L’élevage a sans doute aussi joué sur notre génôme par le biais de la sélection naturelle, tant la tolérance au lactose -transmissible héréditairement- a pu être un avantage génétique. Nous sommes donc génétiquement en partie le produit de la technologie. Je me demande même si nous aurions pu perdre à ce point notre pilosité si l’on n’avait pas généralisé l’usage des vêtements.
Notre cerveau s’est lui-même construit en partie autour de la technologie. On s’imagine habituellement que l’apprentissage de la lecture, du calcul ou d’un langage correspond à des connexions neuronales supplémentaires, acquises en plus de celles qui se seraient élaborées de toutes façons, un peu un tableau noir sur lequel on imprime des connaissances ou un disque dur qui enregistre des programmes nouveaux. Or ces images sont aussi simples que trompeuses car de tels apprentissages supposent non seulement qu’on ajoute mais aussi qu’on supprime certains acquis. L’apprentissage de la lecture, par exemple, tire parti de nos capacités mentales à reconnaître rapidement des formes élémentaires. Mas ce « recyclage neuronal » comme l’appelle Stanislas Dehaenea un inconvénient: nous sommes programmés pour considérer comme équivalents une forme et son image dans un miroir. C’est bien pratique car ça permet de reconnaître un lion instantanément, qu’il arrive depuis la droite ou depuis la gauche. Notez au passage que cette capacité à symétriser horizontalement n’a pas d’équivalent dans le sens vertical puisqu’on a bien du mal par exemple à détecter une anomalie sur un visage tourné à l’envers. C’est le fameux « effet Thatcher »:
Cette tendance instinctive à rendre la gauche et la droite équivalentes explique pourquoi les enfants écrivent souvent « en miroir » au début et ont du mal à distinguer entre un b et un d, entre un p et un q. Apprendre à lire et à écrire exige d’eux qu’ils désapprennent l’équivalence entre gauche et droite. Autrement dit l’apprentissage de la lecture transforme nos structures mentales en profondeur, en ajoutant certains automatismes et en éliminant d’autres, de sorte qu’ensuite on ne voit plus le monde de la même façon.
Le même principe de remodelage mental est à l’œuvre pour l’apprentissage du langage. Contrairement aux idées reçues, un très jeune enfant distingue plus de subtilités phonétiques qu’un enfant plus âgé. Anne Christophe explique (dans cette conférence) qu’à mesure que les enfants apprennent une langue, ils cessent de prêter attention aux phonèmes non pertinents dans cette langue jusqu’à ne plus pouvoir les distinguer. Apprendre une langue c’est donc à la fois ajouter et éliminer des facultés dans notre cerveau. Une langue n’est certes pas ce qu’on appelle une « invention technologique » mais ce processus de recyclage neuronal semble à l’oeuvre chaque fois qu’on acquiert une nouvelle faculté. On a mis en évidence par exemple un lien inattendu entre les ressources cérébrales utilisées pour calculer et celles dédiées à l’évaluation des distances. En étudiant les saccades involontaires des yeux, Stanislas Dehaene a découvert qu’une addition déplace notre attention spatiale vers la droite, et une soustraction vers la gauche, d’une distance proportionnelle aux quantités. On peut donc raisonnablement penser qu’à chaque fois qu’on apprend un nouveau savoir-faire (conduire une voiture, faire du ski, réparer un moteur, jouer aux échecs…), on modifie légèrement l’organisation interne de notre cerveau et que cette réorganisation influence à son tour nos comportements, nos capacités d’apprentissage etc.
A l’échelle de notre évolution biologique, la technologie a donc bel et bien contribué à notre construction neuronale et génétique. D’une certaine manière, nous sommes en partie le fruit biologique de nos propres inventions! Un bel exemple de bootstrapping qui m’amène à essayer de pousser cette idée un cran plus loin. Dawkins (que j’apprécie assez modérément par ailleurs) compare les organismes vivants aux véhicules de « gènes égoïstes » dont les plus réussis se diffusent en grand nombre. Ne pourrait-on pas de la même façon envisager l’espèce humaine comme l’incarnation du « progrès technologique », sorte de mème nous utilisant comme véhicule pratique pour se déployer le plus possible? Bien sûr, chaque société conserve la liberté de renoncer ou de contrôler ses avancées technologiques en fonction de ses croyances culturelles ou morales. Mais ce libre-arbitre n’a de sens qu’à court terme. L’histoire de l’humanité semble montrer qu’à l’échelle de plusieurs siècles, toutes les technologies accessibles finissent par se déployer au maximum de leur puissance, exactement comme les molécules de gaz finissent statistiquement par occuper tout l’espace qui leur est offert quelle que soit la nature du gaz. Nous serions comme des molécules de gaz, à la fois capables de contrôler notre lendemain mais incapables de résister à la longue à une forme de déterminisme technologique. Tôt ou tard, l’intégralité des avancées technologiques disponibles s’imposent à nous, quelles qu’en soient les conséquences. Dans cette perspective l’homme ne serait-il plus qu’un pur artefact de la technologie?
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