Les neurones des nombres

Dans ses cours au collège de France que l’on peut podcaster avec bonheur, Stanislas Dehaene nous entraine cette année dans un magnifique voyage au pays des processus mentaux à l’œuvre dans l’arithmétique élémentaire. Il y décortique patiemment les origines et les mécanismes cérébraux de ce « sens du nombre » pour y différencier ce qui relève de la pure invention culturelle et ce qui s’enracine dans des processus mentaux très primitifs. Attachez vos ceintures, ça décoiffe…

Un sens inné du nombre

On pourrait penser que l’arithmétique n’est qu’une invention culturelle récente de l’humanité. Pourtant, un sens du nombre est présent chez le nourrisson et de nombreuses espèces animales. Les perruches, les rats ou les chimpanzés savent par exemple comparer deux quantités d’objets et estimer assez correctement laquelle est la plus grande:

Les singes savent additionner (approximativement) des quantités. En 2006, Jessica Cantlon et Elisabeth Brannon, de l’Université de Duke, ont pratiqué le même test d’addition élémentaire avec des singes macaques et avec des étudiants: on présentait aux sujets deux nuages de points (3 points suivis de 5 points par exemple) et il s’agissait de choisir ensuite entre deux propositions, celle qui correspondait le mieux au total. Les performances des deux espèces se sont révélées extrêmement proches, avec un léger avantage quand même pour les étudiants sur le plan de la précision. Mais pas de quoi pavoiser non plus: on a observé plus de différence entre le meilleur étudiant et le moins bon qu’entre la moyenne des étudiants et la moyenne des singes…

Additions monkeys

La loi de Weber et notre perception logarithmique des quantités

Pour les deux espèces, les résultats présentaient des analogies intéressantes: plus les deux propositions étaient différentes, plus les réactions étaient rapides et les réponses statistiquement correctes (dans les graphiques on a du coup représenté ces performances en fonction du rapport entre les deux nombres proposés). Cet effet de distance, ou loi de Weber, se retrouve chaque fois que l’on estime une quantité: la précision de l’estimation (ou son écart-type) est proportionnelle à la grandeur du nombre, comme si nous percevions le nombre non pas sous forme linéaire mais logarithmique.

 

De nombreuses expériences ont montré que les bébés de moins d’un an peuvent également estimer et comparer les quantités. Tout comme les singes, pour discriminer entre deux grands nombres, ce n’est pas le nombre absolu qui compte, mais le rapport entre ces nombres (la fraction de Weber). A six mois les bébés sont capables de différencier deux quantités dans un rapport de 1:2 (entre 8 et 16 objets par exemple mais pas entre 8 et 12 objets). A 10 mois ils font la différence entre 8 et 12 objets (rapport de 2:3), au même niveau que les primates.

Certes, direz-vous, mais cet effet de distance n’est-il pas simplement la traduction d’une imprécision de l’estimation? Pour le vérifier, on a demandé à des adultes volontaires de comparer des nombres présentés sous forme de chiffres arabes. Et devinez quoi? Plus les nombres à comparer sont proches, plus la réponse des sujets est lente et leur taux d’erreurs important. Vous avez dit bizarre?

C’est que notre perception « naturelle » des quantités est plutôt logarithmique que linéaire. Autrement dit, il y a instinctivement plus de différence entre les quantités « 2 » et « 3 » qu’entre « 9 » et « 10 ». Un test pour s’en rendre compte consiste à demander à un enfant où il placerait la quantité 5 sur un segment dont les extrémités sont marquées 1 et 10. L’enfant a tendance à placer le 5 tout près de l’extrémité marquée 10 (parce que « 1 c’est pas beaucoup, mais 5 c’est beaucoup et 10 aussi »). A mesure de leur développement, les enfants qui font ce test placent le 5 de plus en plus vers le milieu du segment, comme si leur échelle de représentation des nombres se « linéarisait » (excusez mon jargon, mais c’est vraiment ça).


Le même test pratiqué sur des indiens Mundurucus -qui ont des mots pour les petits nombres mais pas de système de calcul développé- révèle qu’ils ont la même représentation « logarithmique » des quantités que les enfants occidentaux. Dehaene avait déjà émis l’hypothèse qu’apprendre à lire exige que l’on « désapprenne » la symétrie horizontale (p et q ne sont pas équivalents, de même que b et d etc.). Il récidive avec l’arithmétique pour laquelle on peut supposer que l’on troque notre vision logarithmique des quantités pour celle, linéaire, qui sied aux calculs précis.

Estimation et subitisation

Mais la loi de Weber – la perception logarithmique des quantités- n’est pas universelle: elle ne s’applique pas aux toutes petites quantités. Jusqu’à trois objets, on n’estime pas, on « subitise ». Traduction: on capture instantanément le nombre exact d’objets d’un simple coup d’oeil avec un très faible taux d’erreur, bien plus faible que ce que prédit la loi de Weber (graphique de Mandler & Schébo, 1982)

 

Pour vérifier que « subitisation » et « estimation » ne pouvaient se confondre, Suzanna Revkin a accoutumé des volontaires à regarder des nuages toujours composés de dizaines d’objets (10, 20, 30… jusqu’à 90 objets), et leur a demandé d’estimer le nombre de dizaines qu’ils voyaient. Puis elle a comparé leurs performances avec celles obtenues sur des nuages de 1 à 10 points. Si la « subitisation » suivait la loi de Weber, on aurait dû retrouver la même différence de précision entre l’estimation de 1, 2 ou 3 dizaines qu’entre 1, 2 ou 3 points. Et ce n’est pas du tout ce qu’on a observé! La « subitisation » de 1, 2 ou 3 points est bien plus précise que « l’estimation » de dizaines de points et relève donc probablement de mécanisme cérébral assez différent.

Les deux processus de subitisation et d’estimation se complètent chez l’adulte, mais ils pourraient être antagonistes chez le tout jeune enfant. Une expérience amusante menée en 2002 avec des enfants de moins d’un an, consistait à placer des gâteaux dans des tasses devant eux, et à les laisser se diriger vers la tasse de leur choix (une fois les gâteaux introduits dans les tasses, l’enfant ne voyait plus combien chaque tasse en contenait). L’enfant -motivé pour aller chercher le plus grand nombre de gâteaux- sait bien faire la différence entre 1, 2 et 3 gâteaux. Mais ses performances s’écroulent dès qu’il y a 4 gâteaux, y compris s’il s’agit de comparer 1 et 4 gâteaux. Tout se passe comme si l’enfant confiait entièrement sa décision à un processus de subitisation, et se retrouvait totalement destabilisé par la quantité « 4 », inaccessible par subitisation. Autrement dit, l’enfant -qui sait par ailleurs estimer les grands nombres- semble avoir des difficultés dans cette expérience à passer de la subitisation à l’estimation, comme si ces deux processus étaient antagonistes au lieu d’être complémentaires l’un de l’autre:

Tiré de Feigenson, Carey et al, Psych Science 2002; TICS 2004

Nombres et espace

De manière assez stupéfiante, notre représentation des quantités est étroitement liée à notre perception de l’espace (les zones du cortex impliquées dans ces deux fonctions sont d’ailleurs très voisines). Les grands nombres sont par exemple systématiquement associés à une direction privilégiée: vers la droite pour les cultures européennes, vers la gauche pour les cultures écrivant de droite à gauche. Cet effet SNARC (pour Spacial Numerical Association of Response Codes) a été mesuré statistiquement dans de nombreuses expériences: on réagit plus vite aux grands nombres avec la main droite, on les repère plus vite s’ils apparaissent dans notre champ visuel droit etc. Et symétriquement pour les petits nombres, associés au côté gauche.

Cette correspondance mentale entre nombre et espace est particulièrement frappante chez les personnes atteintes « d’hémi-négligence spatiale ». Une personne atteinte de cette pathologie bizarroïde n’accorde aucune attention à l’une des deux moitiés de son champ visuel: elle ne recopiera par exemple que la moitié droite d’un dessin qu’on lui aura demandé de reproduire. Si on lui demande de couper un segment en son milieu, elle la coupe près de son extrémité droite. Découverte incroyable: cette héminégligence spatiale va de pair avec une héminégligence numérique. Si on demande à cette personne quel nombre tombe au milieu de 11 et 19, elle répondra par exemple 17! Comme si pour notre cerveau, couper mentalement un nombre en deux revenait exactement au même que couper un segment en son milieu…

 Cette association inconsciente entre nombre et espace influence également les estimations des sujets sains: nous tendons instinctivement à surestimer le résultat des additions de nuages de points et à sous-estimer celui des soustractions, y compris -même si c’est dans une moindre mesure- pour les opérations avec des symboles numériques.

A l’inverse, on peut tirer parti de cette association entre nombre et espace: les jeux de plateaux avec des dés s’avèrent par exemple être de précieux auxiliaires pour les enfants ayant des difficultés scolaires. Peut-être, suggère Dehaene, parce qu’ils favorisent l’apprentissage d’une ligne numérique mentale, très utile en arithmétique.

Les différents circuits cérébraux de calcul
Depuis 1992, Dehaene a fait l’hypothèse d’un triple code mental pour représenter et manipuler les nombres en fonction de la tâche à réaliser:
– une représentation conceptuelle de la quantité, associée aux ordres de grandeur des nombres et localisée dans les régions pariétales bilatérales du cerveau. Ce sont ces régions qui réagissent de manière inconsciente en fonction de la distance entre deux nombres.
– un codage visuel du nombre, associé à son écriture en chiffres arabes, qui permet par exemple de poser des opérations en colonnes ou de faire des soustractions. Comme pour la reconnaissance des lettres et des formes, ce codage est plutôt localisé dans la zone occipito-temporale gauche du cerveau.
– un codage verbal des nombres, où l’on retiendrait les faits arithmétiques appris par coeur (comme les tables de multiplication), exactement comme on mémorise les poèmes ou les proverbes et pris en charge par les régions du cerveau dédiées au langage.

Elizabeth Spelke en 1999 a illustré la plausibilité de ce modèle en enseignant à des sujets bilingues des faits exacts (par exemple 24+37=61) et des faits approchés (24+37 font environ 60) dans une seule langue. Puis elle a interrogé ces sujets sur les mêmes faits, mais dans l’autre langue: le résultat est que ce changement de langue ralentit considérablement le temps de réponse des personnes sur les faits exacts. Par contre changer de langue n’est pas du tout gênant pour restituer des approximations que l’on a apprises dans une autre langue.

Dans un deuxième temps, on posait aux mêmes sujets une question très voisine de celle apprise. Si la question voisine portait sur un problème exact (par exemple « combien font 25+36? ») proche d’un fait appris (24+37=61), la réponse était lente et pas forcément juste. Par contre les sujets n’avaient aucun problème pour faire une approximation voisine d’une approximation apprise.


Tout se passe donc comme si il y avait un découplage presque parfait entre deux systèmes. L’un qui permet d’approximer les quantités et est indépendant du langage. L’autre qui permet de mémoriser des faits arithmétiques exacts -indispensables au calcul mental- et est très dépendant du langage. C’est probablement la raison pour laquelle les immigrés de longue date dans un pays calculent toujours mentalement dans leur langue natale, même s’ils ne la pratiquent plus du tout par ailleurs.

Ce modèle est purement occidental. En Chine par exemple, les opérations de calculs mentaux semblent plutôt associées à des circuits neuronaux touchant la motricité des mains. Ce que l’on peut interpréter comme une mémoire gestuelle de la manipulation extrêmement efficace des bouliers et des abacques, qui dans cette culture servent couramment d’outils pédagogiques dans l’apprentissage de l’arithmétique.

Les différentes formes d’acalculie

L’existence de ces trois processus mentaux distincts (visuel, verbal et sémantique) explique peut-être que l’on rencontre de nombreuses formes différentes d’acalculie en fonction des zones cérébrales lésées. Certains malades sont incapables de multiplier mais peuvent tout à fait soustraire des nombres, les comparer ou les estimer. Ces malades présentent en général des troubles profonds du langage. A l’inverse d’autres malades, dont le cortex intrapariétal a été touché, ont préservé leur capacité de multiplier, mais ont toutes les peines du monde à manipuler les quantités et à dire par exemple quel nombre se trouve entre 2 et 4.

Dehaene et Cohen ont étudié en 2000 le cas d’une patiente atteinte d’alexie (dont les capacités de lecture sont fortement diminuées) se trompant neuf fois sur dix dans la lecture des nombres à 2 chiffres. La patiente, quand on lui présente la soustraction « 8-7 » lit par exemple « 6-4 » mais donne le résultat correct « 1 ». Idem pour l’addition ou la division: elle lit mal l’énoncé mais donne le résultat correct de l’opération. En revanche, si on lui présente « 5 x 9 », elle lit « 4 x 6 » et donne le résultat « 24 », comme si le cerveau réagissait prioritairement au problème de multiplication verbalisé, contrairement à ce qui se passe avec les autres opérations. Le modèle du triple code présente le mérite de rendre compréhensible ce type de résultats.

Physiologie du cerveau
Les méthodes d’imagerie médicale par IRM confirment l’activation de différentes zones du cerveau en fonction de la tâche numérique demandée, et particulièrement le rôle de la zone intrapariétale bilatérale, où semble résider le « sens du nombre » quelque soit la forme sous laquelle celui-ci est présenté (symbole numérique, nuage de points, signaux auditifs etc).

Chez l’animal, dès les années 1980, on avait trouvé chez un chat anesthésié (!) des neurones s’activant spécifiquement pour tel ou tel nombre lorsqu’on lui présentait la quantité visuelle ou sonore correspondante. Andreas Nieder -le pape de la neurologie chez l’animal- a, depuis, identifié chez le singe certains neurones déchargeant préférentiellement autour d’une certaine quantité, avec une précision toujours proportionnelle au nombre: revoilà notre fameuse loi de Weber, mais au niveau du neurone maintenant. On trouve ainsi des neurones situés dans la zone homologue à notre sillon intrapariétal, codant autour de 1, d’autres autour de 2, de 3 etc.

La compilation statistique des réactions de tous ces neurones fournit un modèle tout à fait cohérent pour expliquer nos capacités d’estimation numérique. Avec Diester, Nieder a récemment étudié ce qui changeait quand on enseignait au singe les chiffres arabes jusqu’à 6. Les deux chercheurs ont observé que certains neurones codent aussi bien pour 5 points et pour le chiffre 5. Par contre leur courbe de réponse est beaucoup plus « pointue » autour du nombre lorsqu’il est présenté sous forme symbolique.

On ne peut vérifier directement ce phénomène chez l’homme à moins de lui implanter des électrodes dans le crane. Mais on a des indices qu’un phénomène similaire serait à l’œuvre: la présentation de chiffres arabes modifierait et affinerait notre réponse neuronale aux quantités. Cette sélectivité limiterait l’effet de distance et permettrait ainsi une plus grande précision pour les grands nombres. L’acquisition du symbole transformerait ainsi notre conception originellement approximative, continue et logarithmique des quantités, en une représentation des nombres sous formes d’unités discrètes et distribuées linéairement.

Et c’est comme ça que le symbole nous a fait passer d’un monde analogique à un monde numérique…

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