Les mathématiques sont-elles un « langage » comme on le lit souvent? La comparaison est tentante, surtout quand on entend à la radio Cédric Villani lire ses formules comme une poésie (à la 19eme minute environ).
C’est vrai que le langage mathématiques utilise des symboles et une grammaire bien précise comme n’importe quelle langue. C’est aussi vrai que comme toute langue vivante, sa syntaxe s’enrichit régulièrement de nouveaux concepts et de nouvelles règles. Pour autant peut-on assimiler les maths à une langue comme une autre? Cette suggestion implicite m’a fait sursauter en écoutant le podcast de l’émission, tellement elle me semble réductrice et dangereuse…
Drôle de langage….
Je vois d’abord de très nombreuses différences importantes entre un langage « naturel » et celui des maths:
– Tout d’abord on devrait plutôt parler d’écriture mathématique que de langage tant l’écrit est prépondérant sur l’oral. A l’inverse des langues naturelles dont la transcription n’est pas toujours indispensable, les mathématiques s’écrivent plus qu’elles ne se verbalisent. Et même si leur lecture à haute voix peut être agréable à l’oreille, elle reste bien trop laborieuse pour être efficace.
– Ensuite le langage des maths est purement objectif, dans le sens qu’il ne sait manipuler que des « objets » qui ont été bien définis au départ. Le sujet (celui qui écrit ou celui auquel on s’adresse) n’y a pas sa place: ni « je », ni « tu » dans une démonstration mathématique. Pas de place non plus pour l’émotion ou la subjectivité: il n’y a que dans les bandes-dessinées que l’on peut exprimer sa fureur par des symboles mathématiques ## »?&%%@! Un seul temps aussi: celui du présent de l’éternelle vérité. Le langage mathématique ne parle que les faits, sans passé ni futur…
– La langue mathématique se veut exacte et traque toute approximation, toute équivoque possible dans les signes qu’elle emploie. Toute autre langue est au contraire truffée d’ambiguïtés: le mot langue par exemple, désigne au moins trois choses différentes: l’organe, la manière de parler (une langue « riche »), l’idiome propre à un peuple (la langue anglaise). Mais contrairement aux maths, le français ne considère pas cette incorrigible imprécision comme un défaut, bien au contraire! Les connotations d’un mot, ses différents sens, l’enrichissent, l’habillent, le nuancent. Un peu comme en musique, un accord de piano étoffe la note principale. L’ambiguïté est essentielle à la beauté d’une langue!
– Il y a une infinité de façons de dire bonjour ou de demander le sel mais il n’y a qu’une manière ou presque d’écrire qu’un nombre est un entier naturel non nul. Là aussi l’inévitable redondance des langues naturelles n’est pas un défaut mais leur principale richesse. La forme y est aussi importante que le fond et j’imagine mal Raymond Queneau écrivant ses Exercices de style au sujet du théorème de Pythagore (quoique…)!
Enseigner les maths comme une langue: un contresens pédagogique!
Quelle langue est-ce donc que celle qui ne connaît que les objets et pas les individus, n’ayant ni futur ni passé, haïssant toute ambiguïté et toute redondance? La comparaison des maths avec une langue étrangère comme une autre tourne vite court, mais on pourrait admettre cette analogie boiteuse si elle ne s’avérait pas problématique sur un plan pédagogique. D’abord une telle analogie n’est pas très stimulante pour les étudiants. Quel intérêt d’étudier une langue que personne ne parle, hormis quelques mathématiciens qu’on ne comprendra pas de toutes façons?
Ensuite on n’apprend pas les maths comme une langue étrangère. Dans une langue « normale », les règles grammaticales n’ont en général pas d’explication. Pourquoi doit-on mettre un subjonctif après « avant que » mais un indicatif derrière « après que »? Peu importe, c’est comme ça: apprends et tais-toi. En maths au contraire, aucune règle n’est arbitraire. Si l’on a le droit d’écrire 2×3 = 3×2 c’est parce qu’un rectangle de 3 mètres sur 2 est de la même taille qu’un rectangle de 2 mètres sur trois. Chaque règle en math obéit à une logique bien précise. Il est au moins aussi important de la comprendre que de l’apprendre, pour pouvoir ensuite la retrouver quand on l’a oublié. Enseigner les maths comme si c’était une langue étrangère comme une autre pousse les élèves à apprendre des formules par cœur et à les appliquer sans comprendre: un contre-sens pédagogique majeur, dont les profs ont déjà toutes les peines du monde à se sortir…
Les maths se réduisent-elles au langage mathématique?
Le langage mathématique est donc une langue bien particulière, purement objective, haïssant l’ambiguïté ou la redondance, et dont les règles sont régies par la logique. Toutes ces limites étant posées, je reconnais bien volontiers qu’elle est essentielle à la construction mathématique. Il suffit de comparer la formulation littérale d’un théorème avec son écriture symbolique:
« Si la droite est coupée à volonté, écrivait Euclide, le carré de la droite entière est égal aux carrés des segments, et à deux fois le rectangle contenu sous les deux segments ». Tout ça pour dire que
Comme l’écrit le mathématicien Laurent Lafforgue dans un très beau texte:
Quand une chose n’est pas nommée, elle reste insaisissable, invisible, impossible à penser. Pour commencer à l’appréhender, les mathématiciens dans leurs longues quêtes n’ont d’abord d’autre ressource que d’employer des périphrases, et il peut arriver que de telles périphrases représentent des centaines de pages de texte. Au contraire, quand après de lentes décantations qui, dans l’histoire, prennent parfois des siècles, des mots apparaissent qui permettent de saisir les choses dans leur être, il arrive que certains résultats qui avaient d’abord demandé des livres entiers pour être énoncés et expliqués s’expriment enfin en quelques lignes d’une clarté aveuglante.
Le langage est vital aux maths, mais pour autant les deux notions ne se confondent pas. Car poursuit-il:
Les mots ont fait sortir du brouillard qui les enveloppait les vérités qui attendaient d’être dévoilées, ils disent les choses telles qu’elles sont, ils les saisissent et les expriment avec précision et délicatesse (…) Le mathématicien prétend ne jamais rien inventer mais seulement découvrir et tirer du brouillard ce qui était voilé.
Cette vision des mathématiques comme un univers platonicien dont le langage mathématique permet d’explorer les profondeurs me semble très pertinente. Elle permet en tous cas de mieux comprendre l’enthousiasme des mathématiciens en quête de nouveaux théorèmes.
Sources:
L’émission la Tête au Carré (excellente par ailleurs) dont Cédric Villani était l’invité
Laurent Lafforgue, Les mathématiques sont-elles une langue
Mathematics as a language
D Wagner: If mathematics is a language, how do you swear in it?
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