Retour sur ces phénomènes auto-organisés. Cette semaine place au vivant et à la dynamique des populations, où l’on retrouve d’étonnantes similitudes avec les oscillations purement physico-chimiques dont je vous ai parlé dans les derniers billets.
Les populations oscillent aussi!
Les statistiques sont une source inépuisable de découvertes intrigantes, y compris lorsqu’il s’agit de statistiques commerciales. La Compagnie de la Baie de Hudson par exemple a publié pendant près de 70 ans les quantités de fourrures vendues chaque année par les trappeurs Canadiens. Ces chiffres, qui sont une bonne estimation de la taille des populations animales chassées, laissent apparaître d’étonnantes périodicités dans les populations de lynx et de lièvres de la région entre 1850 et 1930:
Les lynx se nourrissant des lièvres, on se doutait bien que plus il y a de lièvres, plus il y a de lynx, mais qu’au bout d’un moment la surpopulation de lynx fait chuter le nombre de lièvres. Et faute de lièvres à se mettre sous la dent, la population de lynx diminue à son tour, ce qui permet à la population de lièvres de croître à nouveau et ainsi de suite. Mais pourquoi les populations de proies et de prédateurs ne se stabilisent-elles pas autour d’une valeur d’équilibre? Pourquoi observe-t-on des maxima et des minima qui reviennent périodiquement? C’est justement la question que se posa le mathématicien Vito Volterra en 1925.
Le modèle proies-prédateurs de Lokta-Voltera
Le gendre de Volterra, Umberto d’Ancona était zoologue et il était intrigué par certaines statistiques de pêche dans la mer Adriatique. Il avait observé que durant les années de guerre, entre 1915 et 1920 en gros, on avait pêché une proportion anormalement élevée de requins et de poissons prédateurs (les Sélaciens) ce qui laissait supposer que leur population avait elle-même fortement augmenté durant ces années. Il se demandait si ce phénomène pouvait être lié à la baisse de l’activité halieutique durant la guerre et il soumit ce problème à son matheux de beau-père. Volterra imagina un modèle très simplifié pour tenter d’expliquer ce phénomène. Il supposa que la croissance de la population des proies (les sardines, les crevettes…) diminue en fonction du nombre de prédateurs présents dans le milieu et inversement il fit l’hypothèse que la croissance du nombre de prédateurs augmente en proportion directe du nombre de proies à leur disposition.
(Amis mathophobes fermez les yeux ou passez au paragraphe suivant). Si x et y désignent le nombre de proies et de prédateurs, ces hypothèses s’écrivent sous forme d’équations différentielles:
– Côté proies, la croissance en l’absence de prédateurs vaut dx/x=a : c’est la loi malthusienne de croissance géométrique des populations en l’absence de contraintes. En présence de prédateurs, cette croissance est réduite: dx/x=a-by; b étant le taux de prédation et y le nombre de prédateurs.
– Côté prédateurs maintenant: en l’absence de proies, la population diminue très vite: dy/y=-c La présence de proies x à croquer contrebalance cette diminution: dy/y=-c +dx, d étant un paramètre inconnu.
En changeant d’unité pour x et y, on peut réduire tous ces paramètres à un seul (α) avec le système d’équations suivant: x’=x(1-y) et y’=-α y(1-x) En patouillant un peu ces deux équations on trouve que α(Log(x) – x)+Log(y)-y=constante.
x et y décrivent ainsi des « orbites » fermées centrées autour d’une valeur moyenne (x=1,y=1)
Ce modèle prédit donc que les populations de poissons-prédateurs et celles des proies dont ils se nourrissent ne sont pas stables dans le temps, mais oscillent périodiquement autour d’une valeur d’équilibre, exactement comme les lynx et les lièvres du Canada:
Les prédateurs, plus fragiles que les proies
Mais ce modèle tout simple permet aussi de répondre à la question du lien entre l’intensité de la pêche et la proportion de prédateurs parmi les poissons. Si l’on suppose que l’on pêche indifféremment des proies et des prédateurs, le modèle prédit en effet que la pression s’exerce davantage sur les prédateurs que sur les proies!
Si ε exprime le taux de pêche dans chacune des populations de proies et de prédateurs, les deux équations caractéristiques du système deviennent:
x’=x(1-y) -εx et y’=- αy(1-x) -εy. En écrivant qu’à l’équilibre x’=0 et y’=0, on s’aperçoit que l’équilibre n’est plus en (x=1,y=1) mais en (x=1+ ε/α; y=1-ε). Il y a en moyenne moins de prédateurs mais plus de proies!
Comme l’écrit Volterra « si l’on détruit les deux espèces uniformément et proportionnellement aux nombres de leurs individus (assez peu pour que les fluctuations subsistent), la moyenne du nombre des individus de l’espèce dévorée croît et celle de l’espèce dévorante diminue. » Une intensification de la pêche favoriser donc les proies au détriment des prédateurs et vice versa, comme l’avait imaginé d’Ancona. On comprend que son modèle soit devenu un must dans tous les cours d’écologie, associé au nom d’Alfred Lotka qui découvrit le même modèle à peu près à la même époque mais de façon indépendante.
Comme toujours la réalité est un poil plus compliqué. Si l’on regarde de près les statistiques d’Ancona, on se rend compte que la réalité est sans doute bien plus complexe. D’une part l’augmentation de la proportion de Sélaciens est vraiment très légère sur la période 1915-1920, mais surtout elle démarre dès 1910 dans la région de Triestre, bien avant la guerre et la diminution de l’activité de pêche qui l’accompagna. Il se pourrait donc bien que les explications de Volterra, aussi élégantes soient-elles, ne collaient pas tout à fait avec la réalité.
Mais qu’importe. Le modèle de Lokta-Volterra fut l’un des pères d’une nouvelle science, l’écologie, dotée désormais d’un outil de modélisation capable de confronter des prédictions avec des mesures.
Où qu’ils sont les seuils?
On retrouve dans ce modèle la plupart des caractéristiques propres à l’auto-organisation et dont on a parlé dans des billets précédents: un système hors d’équilibre, un phénomène de croissance auto-amplifiée (celle du nombre de proies, en l’absence de prédateurs) et un feedback négatif (les prédateurs qui croquent leurs proies), le tout aboutissant à des oscillations périodiques. Mais, lecteur attentif de ce blog, vous noterez sans doute qu’une propriété essentielle de l’auto-organisation manque à l’appel: l’existence de seuils, à partir desquels le système bascule brusquement d’un état d’équilibre à un autre. Où sont les seuils???
Ce n’est pas très compliqué d’imaginer où ils se cachent: dans le modèle de Volterra les prédateurs sont beaucoup plus sensibles que les proies à la surpêche. Et lorsqu’à la fois les prédateurs et les proies se font rares (c’est à dire quand x et y tendent vers 0) les équations indiquent que la population des prédateurs chute de façon brutale (y’~-αy, soit y~ e-αt) tandis que celle des proies se reconstitue rapidement (x’~x soit x~et). Et il semble raisonnable d’imaginer qu’en deçà d’une certaine densité, la population de prédateurs ne parvient plus à se reproduire et risque de disparaître.
D’ailleurs, si l’on modifie légèrement le modèle de Lotka-Volterra en supposant qu’en l’absence de prédateurs, la population des proies finit par saturer à un certain niveau maximum, on découvre plusieurs phénomènes intéressants. D’abord la taille des populations fluctue toujours mais de moins en moins et finit par converger vers la valeur d’équilibre (c’est la jolie spirale de la figure ci-dessous). Ca expliquerait que l’on n’ait quand même pas beaucoup d’exemples de fluctuations démographiques aussi marquées que celles des lynx et des lièvres du Canada. Ensuite, on observe que pour certaines valeurs des paramètres, l’équilibre bascule complètement. Si le volume de proies passe sous un certain seuil, la population des prédateurs chute et disparaît complètement:
Une loi universelle de l’écologie?
Or j’ai découvert en écoutant « Sur les Epaules de Darwin« , qu’une étude très récente avait confirmé cette prédiction dans un cadre un peu différent mais toujours lié à la pêche. Des chercheurs ont voulu comprendre l’influence de l’activité de la pêche sur l’évolution démographique des oiseaux qui dépendent eux-aussi des poissons pour se nourrir. En analysant comme Volterra l’avait fait cent ans plus tôt, les statistiques halieutiques de différentes régions du monde, ils ont constaté que la population des oiseaux chute dès que le stock de poissons vivant dans une zone est réduit des deux tiers sous l’effet d’une pêche trop intensive (cliquez sur l’image pour l’agrandir, elle est issue de l’étude citée plus haut):
Mais leur découverte la plus surprenante est que cette règle semble universelle: quelque soit l’écosystème étudié, l’équilibre démographique des oiseaux se rompt brutalement dès que le seuil-critique de 2/3 est franchi, mettant alors en péril la survie de l’espèce si la pression écologique se poursuit. Espérons juste que l’universalité d’une telle loi impressionnera autant les autorités politiques que les scientifiques épris d’auto-organisation…
Sources:
Sur l’histoire des Lynx et des lièvres du Canada, une analyse très fouillée de JR Lobry(Université de Lyon) avec des modèles dérivés de celui de Voltera.
Sur l’histoire du modèle Voltera, un article de Jean-Marc Ginoux (Université du Sud).
L’émission de Jean-Claude Ameisen « Sur les épaules de Darwin » (tous les samedis matin à 11H sur France Inter)
Cury, Boyd& al: Global Seabird Response to Forage Fish Depletion: One-Third for the Birds (Science, déc 2011, pdf)
Billets connexes:
Ce billet fait suite à deux billets concernant les mécanismes de l’auto-organisation:
Aussitôt oscille l’eau sur la manière dont l’eau peut se mettre à aller et venir
La fièvre de l’ordre ou comment l’ordre peut naître de la chaleur (et de la convection).
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