Lors de l’émission parlant d’évolution sur Podcast Science, on se faisait la réflexion avec Taupo et Nicotupe que la biologie attire souvent les étudiants moins à l’aise avec les maths, car le formalisme mathématique y est beaucoup moins indispensable qu’en physique par exemple. Historiquement, notre compréhension du monde vivant ne doit rien ou presque aux maths: la découverte de la cellule, la classification des espèces, la théorie de l’évolution, les mécanismes de la génétique et même le fonctionnement de l’ADN s’expliquent avec des schémas et des observations plutôt qu’avec des équations.
Dans son dernier livre, le mathématicien et écrivain anglais Ian Stewart explique pourtant que cette exception scientifique toucherait à sa fin, tant les maths seraient devenues omniprésentes en biologie. Sa démonstration est l’occasion d’une balade dans de très nombreux domaines de la biologie où les maths sont l’instrument indispensable pour tenter de comprendre la complexité des systèmes vivants.
L’intérêt des vaches sphériques
« La complexité sert traditionnellement de prétexte aux biologistes pour ignorer les maths et retourner aux mots, remarque-t-il. Mais la description verbale est encore moins apte à saisir les difficultés de l’évolution que les modèles mathématiques. Pis, son imprécision est source d’ambiguïtés et de malentendus. Les modélisations clarifient les concepts, les hypothèses et tout ce qui les relient. »
Des modèles très simples permettent ainsi de comprendre la forme isocaédrique des virus, l’omniprésence des nombres de Fibonacci en botanique, ou encore le processus d’excitation d’une cellule nerveuse:
La simplicité même de certains modèles est d’ailleurs une source permanente de malentendus avec les biologistes traditionnels. Mais le but d’un modèle, explique Stewart, n’est pas de coller aux moindres détails de la réalité car « une carte qui décrirait exactement tous les détails du monde aurait les mêmes dimensions que lui ». Donc plus le modèle est simple, plus il a d’utilité, pourvu que sa prédiction reste intacte. « Une vache sphérique ne vous servira à rien si vous voulez qu’elle donne naissance à un veau, mais c’est une excellente approximation si vous étudiez la propagation d’une maladie bovine ».
La pertinence des modèles impertinents
L’intérêt d’un modèle se mesure donc à la quantité d’explications qu’il fournit et non pas à ce qu’il laisse de côté. Par exemple, la modélisation de la pousse des plantes explique non seulement la présence des séries de Fibonacci mais aussi celle – plus rare- d’autres séries mathématiques (celle de Lucas notamment) dans le nombre de pétales du fuschsia ou des « côtes » de certains cactus par exemple. De même, les équations de réaction-diffusion de Turing rendent compte de certains motifs sur le pelage des animaux (lisez le billet d’Eljj sur le sujet) mais on en a tiré d’autres enseignements: la queue d’un animal tacheté peut être zébrée mais jamais l’inverse!
- Exemple du théorème de Murray (image empruntée à Dinosoria By Daf-de . Licence)
Ces mêmes équations prédisent aussi que les rayures du poisson ange doivent se déplacer dans le temps. On n’avait jamais regardé ce sujet, alors on a vérifié et la prédiction s’est avérée exacte:
Allo Patrick? T’es Sympatrique?
Les écosystèmes se prêtent particulièrement bien à cet exercice de modélisation. On en avait vu un exemple avec les étranges oscillations dans la démographie des prédateurs et de leurs proies. J’ai découvert dans le livre que la même approche aide aussi à comprendre certaines énigmes de l’évolution: le processus de spéciation se comprend assez intuitivement en cas d’isolation géographique d’une population: avec le temps, certaines différences phénotypiques initiales sont amplifiées jusqu’à former une nouvelle espèce. Mais comment expliquer les très nombreux cas (les deux espèces d’éléphants d’Afrique, les pinsons de Darwin ou les poissons Cichlidés du lac Victoria par exemple) où la spéciation se produit sans isolement géographique ni modification apparente de l’environnement?
Tant que l’on s’en tient à une vision linéaire et graduelle de l’évolution et de la sélection naturelle, cette forme de spéciation dite « sympatrique » (par opposition à l’autre, dite « allopétrique ») est incompréhensible. Pour résoudre cette énigme, il faut recourir à des modèles d’équations non-linéaires, directement inspirés de la mécanique des fluides. On constate alors que les inévitables fluctuations aléatoires dans une population initiale font régulièrement émerger des variantes phénotypiques. Il suffit que l’une de ces variantes soit viable pour que les deux catégories d’individus divergent spontanément -tout en restant dans le même milieu initial. En quelques générations elles sont suffisamment éloignées pour constituer deux espèces complètement différentes!
Un puissant outil de déduction
A l’autre bout de l’échelle, les maths sont aussi de précieux instruments pour déduire les micro-structures à partir de leurs effets visibles. En observant les différentes allures de déplacement des animaux Ian Stewart a lui-même deviné la structure du circuit qui contrôle leur locomotion, sans que personne n’ait jusqu’ici réussi à l’observer. Ce n’est qu’un modèle bien sûr, mais qui a le mérite de prédire tous les rythmes habituels des quadrupèdes (marche, course, trot, etc.) et certains autres, plus étranges, par exemple un « bond » un peu particulier où l’animal se retrouve suspendu dans les airs pendant un court instant. Sans le savoir, Stewart a redécouvert la ruade à partir de son modèle!
Cette méthode de déduction s’applique aussi au centre de contrôle du rythme cardiaque et je suppose – Ian Stewart ne l’évoque pas- qu’on pourrait s’en inspirer pour mieux comprendre nos différents rythmes cérébraux (éveil, sommeil lent, sommeil paradoxal, état de conscience modifié, etc).
Toutes les disciplines mathématiques peuvent concourir à l’exploration de telles microstructures. Si Craig Venters a séquencé le génôme humain avant tout le monde, c’est parce que son séquençage génomique massif mise sur la puissance des algorithmes statistiques plutôt que sur le raffinement des méthodes biochimiques. Dans un autre domaine, la topologie, c’est-à-dire l’étude des déformations spatiales continues, permet de déduire le mode d’action d’une enzyme à partir des modifications topologiques qu’elle provoque sur l’ADN. Et Ian Stewart observe que le célèbre mathématicien Van Neumann avait prédit l’existence de l’ADN (plus exactement la présence d’un codage physique présent dans tout organisme) à partir de ses travaux non publiés, bien avant sa découverte par Crick et Watson en 1953. Les ressources mathématiques sont sans limite!
Révolution mathématique ou informatique?
On se régale à la lecture de tous ces exemples (et ça me fait plein de sujets à creuser dans de futurs billets), mais faut-il en conclure comme Ian Stewart que les maths sont à la base d’une révolution copernicienne en biologie? Je n’en suis pas complètement convaincu, même si je ne suis pas un spécialiste du domaine. Certes les maths ont indéniablement fait progresser notre compréhension du vivant, mais je reste avec l’impression que c’est plutôt à la révolution informatique que l’on doit nos plus grandes percées en biologie récemment. Il a fallu par exemple attendre les progrès de l’imagerie cérébrale (qui sont du traitement du signal pur et dur) pour que se produise la révolution des neurosciences. Notre compréhension du fonctionnement des protéines repose sur la puissance du calcul distribué (lisez ce billet de Tom Roud), sans parler des nombreux modèles de vie artificielle auxquels Stewart consacre tout un chapitre (présentés ici par Dr Goulu).
Mais peu importe. La thèse de Stewart est un excellent prétexte pour explorer avec des lunettes de matheux un tas de domaines différents en biologie, et c’est l’essentiel…
Source:
Ian Stewart: Les mathématiques du vivant ou la clef des mystères de l’existence
A lire aussi cette réflexion de Tom Roud sur l’utilité des modèles
Billets connexes:
Les maths sauveront-elles les oiseaux des mers? sur les oscillations de la démographie des populations
Comment devenir expert en UNE leçon: sur la modélisation des effets d’une reproduction sexuée (entre autres!)
Billet classé (puissance)X sur l’explication des nombres de Fibonacci dans la spirale des pommes de pin
9 comments for “Les Mathématiques du vivant: notes de lecture”