Les civilisations: encore une affaire de scrabble?

Lire les bouquins de Jared Diamond est doublement réjouissant. D’abord parce qu’il est rare de voir un essai s’attaquer à des questions aussi fondamentales que celles de la naissance, la croissance ou la mort des civilisations dans l’histoire de l’humanité. En 500 pages, Diamond passe en revue les 10 000 dernières années sur tous les continents. Ensuite ces sujets compliqués sont d’habitude traités sous le prisme d’une seule discipline: l’ethnologie (Claude Lévi-Strauss), l’histoire économique (Fernand Braudel) ou la philosophie. Diamond réussit au contraire à mobiliser toutes les disciplines scientifiques avec bonheur, de la génétique à la paléo-anthropologie, en passant par la géographie et la linguistique. Je ne crois pas avoir lu un essai aussi multi-disciplinaire.

Ce feu d’artifices méthodologique m’a donné envie de vous faire partager les conclusions étonnantes de son livre sur « l’inégalité parmi les sociétés ». Dans cet essai, il tente de comprendre les raisons pour lesquelles l’humanité s’est développée à des rythmes différents selon les régions du monde et pourquoi l’Europe a mieux réussi matériellement que l’Afrique, l’Amérique ou l’Australie. Récusant évidemment tout argument racial, Diamond soutient de manière assez convaincante me semble-t-il, une forme de déterminisme géo-climatique qui balaie pas mal d’idées reçues.

Quand devient-on agriculteur plutôt que chasseur-cueilleur?
Vu de notre vingt et unième siècle, on pourrait se dire que les premiers hommes n’étaient pas bien malins de cavaler toute la journée après leur casse-croûte, au lieu de faire tranquillement pousser des tomates et d’élever des moutons. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour que les chasseurs-cueilleurs comprennent leur méprise? Et pourquoi certains peuples l’ont-ils compris particulièrement longtemps après les autres, la palme de l’entêtement revenant aux aborigènes d’Australie qui n’avaient toujours pas troqué leurs boomerang contre le soc d’une charrue lorsque les Anglais débarquèrent pour leur montrer comment faire.

Ce questionnement naïf part du présupposé que les végétaux cultivables ont toujours été disponibles partout dans le monde. Erreur tragique! Il suffit de regarder à quoi ressemblait le téosinté, ancêtre du maïs pour comprendre le malentendu (à droite, l’évolution du maïs, tirée de Wikipedia).

Non seulement les plantes se prêtant à la culture sont très rares, mais en plus leurs ancêtres sauvages ont dû être laborieusement sélectionnées par l’homme avant de présenter le début du commencement d’un intérêt agricole. En effet, la sélection naturelle agit souvent à rebours de nos intérêts de cultivateurs:
– la plupart des plantes sauvages font de petites graines, à écorce dure, qui sont dispersées aux quatre vents dès qu’elles arrivent à maturité (ce qui augmente leur chance de dissémination);
– rares sont les plantes à germination rapide et régulière: la plupart des espèces sauvages ont tendance à attendre les conditions météorologiques propices pour germer, ce qui rend les récoltes aléatoires;
– les plantes font en général beaucoup de cellules fibreuses (feuilles, tige ou tronc) et peu de graines. Leur rendement énergétique est donc en général très faible;
– elles sont souvent interfécondes, autrement dit elles se croisent les unes avec les autres.
Pour obtenir, une plante potable dans le potager, il faut donc détricoter des millions d’années de sélection naturelle: d’abord trouver une plante annuelle, nourrissante. Ensuite il faut sélectionner patiemment les plants qui produisent les plus grosses graines, ayant une écorce fine et ne tombant pas par terre quand elles murissent. Et pour avoir une chance d’y arriver, mieux vaut partir d’une plante auto-féconde sinon la sélection artificielle est beaucoup plus compliquée. Bref les candidats ne sont pas légion. Pour preuve: 80% des plantes consommées actuellement proviennent d’une petite dizaine d’espèces (blé, maïs, riz, orge, sorgho, soja, pomme de terre, manioc, patate douce et banane) qui sont celles que l’on cultivait déjà il y a plusieurs milliers d’années. Comme le souligne Diamond, « Le fait même qu’on ne soit pas parvenu à domestiquer une seule grande plante alimentaire dans les temps modernes donne à penser que les Anciens ont réellement pu explorer la quasi-totalité des plantes sauvages utiles et domestiqué toutes celles qui valaient la peine de l’être. »

Par dessus le marché les ancêtres de ces espèces providentielles ne poussaient qu’en très peu d’endroits au monde. L’Eurasie est plutôt bien lotie, mais le continent américain beaucoup moins tandis que l’Australie et l’Afrique australe en sont presque dépourvus. Allez donc faire votre potager quand vous n’avez aucune graine à y planter!

Sources: en haut, illustration extraite du blog de SSFT, en bas extrait du livre de Diamond, p206

L’axe Est-Ouest des continents
D’autres facteurs physiques comme les déserts ou les montagnes isolent naturellement certaines régions de la diffusion des pratiques agricoles. Mais, selon Diamond, l’orientation des continents joue aussi un rôle important car les espèces végétales se disséminent plus facilement entre régions situées à une même latitude et qui ont, sinon le même climat, du moins le même cycle dans la durée des journées. C’est ainsi que toutes les cultures céréalières d’Europe et d’Asie dérivaient de la même souche ancestrale. A l’inverse, l’orientation Nord-Sud du continent américain expliquerait pourquoi le maïs cultivé au Mexique ait mis autant de siècles à remonter vers les Etats-Unis. Contrairement au continent européen, la plupart des cultures céréalières du Nouveau Monde semblent avoir été découvertes indépendamment les unes des autres.

Et le bétail alors?
Nous souffrons de la même myopie historique concernant l’élevage. Le nombre d’espèces mammifères domesticables est incroyablement réduit! Seuls les herbivores paisibles, peu territoriaux, acceptant de se reproduire en captivité et vivant en large troupeaux non hiérarchisés socialement se prêtent à la domestication. C’est grâce à une alchimie de caractères très subtile qui fait que le cheval est domesticable alors que ses cousins le zèbre et l’onagre ne le sont pas. Parmi les 148 mammifères non carnivores pesant plus de 45 kilos, seuls 22 se prêtent à l’élevage. Pour le reste, on obtient au mieux des animaux « apprivoisables », comme les éléphants, mais il s’agit alors d’animaux sauvages domptés qui se reproduisent très mal en captivité. Là encore, l’Eurasie est particulièrement bien dotée, puisqu’on y trouve 13 des 14 espèces de grands mammifères domesticables. Malgré une profusion d’animaux sauvages, l’Afrique subsaharienne, les Amériques et l’Australie étaient nettement moins gâtés:

 

Eurasie

Afrique Sub Saharienne

Amériques

Australie

Espèces candidates

72

51

24

1

Espèces domestiquées

13

0

1

0

L’orientation des continents influence aussi la diffusion des pratiques d’élevage (sans que l’explication de Diamond me paraisse très claire). Le très grand axe Est-Ouest du continent eurasien expliquerait la diffusion massive des mêmes animaux domestiques (porcs, moutons, chèvres, vaches, chevaux) de l’Irlande à l’extrêmité de la Chine. A l’inverse, le lama des Andes, la dinde d’Amérique du Nord ou le buffle d’eau d’Afrique occidentale sont restés confinés dans une étroite bande de latitude sans diffuser dans le sens Nord-Sud.

La cascade du progrès
Ces trois facteurs environnementaux -disponibilité d’espèces végétales cultivables, présence d’animaux domesticables et orientation Est-Ouest des continents- ont constitué selon Diamond les causes ultimes de l’essor des peuples du continent eurasien:

Une partie du schéma est assez intuitive: la production agricole fixe les populations qui abandonnent leur ancien mode de vie de chasseurs-cueilleurs. Les surplus alimentaires permettent aux sociétés de grandir et de s’organiser de façon plus complexe. En se spécialisant, les individus peuvent innover chacun dans leur domaine: l’écriture est née du besoin de comptabiliser la production et les échanges. L’explication est assez classique, mais j’ai été frappé par l’enchaînement de causes et d’effets se renforçant les uns les autres:

– Les popularisations sédentarisées ont eu plus de facilité pour améliorer leurs techniques de culture, ce qui a contribué à les sédentariser davantage.
– A mesure que la population s’accroissait grâce aux surplus alimentaires, la production alimentaire est devenue la seule manière de nourrir tout le monde, la chasse et la cueillette n’y suffisant plus; le mode de vie agricole est un processus auto-renforçant (à condition de ne pas surexploiter les terres).
– Les sociétés plus complexes ont eu davantage de possibilités d’améliorer les conditions de vie et donc d’accroître leur taille, ce qui les a contraint à se complexifier encore davantage.
– La spécialisation a favorisé l’innovation mais l’inverse est aussi vrai:  scribes et forgerons sont devenus nécessaires après l’invention de l’écriture et du travail des métaux.
– L’utilisation d’animaux domestiques a puissamment contribué à l’amélioration de la production alimentaire en fournissant l’engrais, le moyen de transport et l’aide musculaire pour les travaux des champs. Et du côté innovation, il suffit de noter que la roue n’a été inventée que dans les sociétés ayant des animaux capables de tirer des charges (et encore, pas dans les Andes).
– L’orientation Est-Ouest des continents et l’absence de barrière naturelle a boosté tous ces facteurs en facilitant la diffusion des connaissances et des techniques entre sociétés, par le commerce ou par la guerre.
Bref, tous ces facteurs se sont multipliés entre eux, comme autant de catalyseurs dans une réaction chimique.

Avantage: Europe!

Contrairement aux autres continent, l’Eurasie avait tous les atouts pour réussir: des plantes cultivables, des animaux domesticables et un territoire orienté Est-Ouest sans rupture majeur au milieu: pas étonnant qu’elle ait pris autant d’avance sur l’Amérique, l’Afrique et l’Australie. Dans leur conquête de ces trois continents, les explorateurs européens avaient l’avantage de l’équipement (l’acier), des armes, de la connaissance et des moyens de transport (le cheval). Par dessus le marché, ils ont apporté en Amérique des maladies infectieuses qui ont décimé les indigènes. Ce n’est pas non plus un hasard si l’on en croit Diamond: la plupart de nos maladies infectieuses sont héritées de celles de nos animaux domestiques, auxquels ni les Aztèques ni les Incas n’avaient été exposés jusqu’alors. La domestication animale aurait donc fourni indirectement une arme bactériologique radicale aux conquistadores qui purent ainsi vaincre à un contre cent.

Reste à comprendre pourquoi ce fut l’Europe occidentale et non pas l’Asie Mineure (le berceau des civilisations) ou la Chine, qui imposa son modèle de civilisation.
Pour l’Asie Mineure, Diamond expédie la question assez vite: la surexploitation des forêts y a rapidement appauvri les sols et transformé un pays de Cocagne comme l’Irak en un désert aride. Il examine en détail dans son autre bouquin (« Effondrement ») le mécanisme par lequel les sociétés disparaissent, à force de trop puiser dans leur environnement.

La Chine, victime d’unification trop précoce?
Le cas de la Chine est plus étonnant. Cette région avait également tout pour réussir: un vaste territoire bien desservi par de longs fleuves et dont les régions sont facilement reliables les unes aux autres, une nature riche en végétaux cultivables et en animaux domesticables, un écosystème résistant à l’agriculture. Tous ces facteurs ont effectivement facilité l’essor précoce de la production alimentaire et le décollage rapide de la technologie: on doit à la Chine l’invention de la fonte, du papier, de la poudre à canon etc. La société s’est également rapidement structurée en royaumes puis en un Empire unifié dès 220 av JC. Mais selon Diamond, cette unification (trop) précoce a paradoxalement fini par pénaliser son développement: « La cohésion de la Chine a fini par devenir un handicap, car la décision d’un despote suffisait à arrêter une innovation, ce qui fut le cas à maintes reprises ». Par exemple, alors que la Chine était prête à conquérir le monde à bord de ses immenses navires au début du XVe siècle, une querelle de pouvoir suspendit toute expédition maritime pendant des siècles. Pendant ce temps, en Europe, Christophe Colomb essuya de nombreux refus dans chacune des puissances européennes jusqu’à en trouver une qui accepte de le financer. La concurrence acharnée entre les pays d’Europe a finalement constitué un stimulant pour l’innovation et la diffusion des technologies tandis que la Chine se développait au rythme des caprices du pouvoir central. Plus près de nous, les ravages de la Révolution culturelle sur l’élite intellectuelle chinoise donnent une idée des effets désastreux d’une telle dépendance. A l’inverse les spectaculaires réussites de la politique de l’enfant unique et du sursaut économique actuel sont le versant positif d’une telle centralisation.

Pourquoi l’Europe est-elle restée divisée alors que la Chine s’est unifiée très rapidement? La réponse de Diamond se lit une fois de plus dans les cartes géographiques:

La côte de la Chine est assez lisse, avec peu de très grandes îles et ses différentes régions sont bien reliées entre elles de sorte qu’aucune n’a pu s’émanciper du reste du pays. A l’inverse, l’Europe possède plusieurs péninsules assez isolées les unes des autres et de hautes montagnes divisant l’intérieur du continent. Ces barrières naturelles ont empêché l’unification -politique, linguistique, économique- des différentes régions mais sans pour autant freiner la diffusion des techniques et des idées. Finalement, la comparaison entre l’histoire de la Chine unifiée et de l’Europe balkanisée illustre à merveille les effets amplificateurs d’une société globalisée, pour le meilleur et pour le pire.

La théorie de Diamond me plaît bien parce qu’elle est plus probabiliste que déterministe: la combinaison de conditions écologiques plus ou moins favorables permet de prédire la vitesse de développement d’une société et ses rapports de force avec ses voisines. Evidemment les décisions humaines jouent un rôle majeur sur le cours de l’histoire, mais l’analyse de Diamond se place à l’échelle de la civilisation, pas du siècle. Ou plutôt à l’échelle des grandes évolutions historiques: millénaire au début, séculaire ensuite et décennal finalement lorsque tout s’accélère sous l’effet multiplicateur des combinaisons. A moins que sous l’effet de contraintes politiques (comme pour la Chine), écologiques (pour le Croissant fertile) ou militaires (l’invasion de l’Empire Romain par les barbares), ce rythme ne ralentisse jusqu’au déclin de la civilisation. Vous allez me dire que ça tourne à l’obsession, mais j’y vois encore une explication raisonnable au fait les sociétés progressent très vite à un moment donné, puis après avoir atteint un maximum, ralentissent leur croissance jusqu’au déclin. Exactement comme les évolutions biologiques ou le score dans une partie de scrabble dont je parlais dans le billet précédent.

Sources:
Jared Diamond: De l’inégalité parmi les sociétés

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13 comments for “Les civilisations: encore une affaire de scrabble?

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