Les abeilles ça déménage (3)

Part 3: comment s’assurer d’un consensus autour du choix majoritaire?

Résumé des épisodes précédents: je vous ai parlé l’an dernier de la façon dont les abeilles s’y prennent pour choisir leur futur nid à chaque printemps (c’était dans ce billet). Pendant que l’essaim stationne provisoirement sous un abri, une petite minorité d’abeilles exploratrices parcourt les alentours pour trouver un nouveau nid. A son retour, chaque exploratrice décrit à ses copines ce qu’elle a découvert, en exécutant une petite danse à la surface de l’essaim. Plus le nid est intéressant, plus elle y met d’entrain et plus elle entraîne de collègues à aller le visiter par elles-mêmes. Et celles-ci feront à leur tour la pub pour ce nid auprès de l’essaim. Il y a donc pendant plusieurs heures -voire plusieurs jours- plusieurs propositions de nids en concurrence jusqu’à ce que le choix s’impose sur le meilleur d’entre eux. L’essaim décolle alors et file s’installer dans son nouveau domicile.

L’intimidation chez les abeilles

Dans cette procédure de choix, qu’a décortiqué l’entomologiste Thomas Seeley, une chose me semblait mal expliquée. On comprend qu’un nid bien fichu attire de plus en plus d’abeilles, mais il est plus difficile d’expliquer pourquoi une candidature perd de ses supporters lorsqu’un meilleur nid est découvert ailleurs. J’avais trouvé en 2010 que c’était d’ailleurs le point faible de l’analogie que Seeley établissait avec le fonctionnement du cerveau. Le circuit neuronal de la décision comporte, comme pour les abeilles, des amplificateurs de choix, mais aussi des signaux d’inhibition envers les options antagonistes:

Le mécanisme de décision décortiqué à l’intérieur du cerveau, d’après T Seeley (voir ce billet pour les explications)

Seeley n’avait pas encore trouvé de mécanisme inhibiteur chez les abeilles à l’époque où il avait publié. Ce petit défaut est maintenant réparé avec une nouvelle étude parue l’an dernier (ici), dans laquelle Seeley fait part de sa dernière découverte: les exploratrices dissuadent celles qui promeuvent un nid différent, en leur donnant des coups de tête et en émettant un petit son aigu (le signal « stop »). C’est le même signal de dissuasion que celui qu’emploie une abeille qui, ayant repéré un danger sur une fleur, empêche ses collègues de vanter les mérites de cette fleur. Seeley a réussi à filmer ce moment avec des abeilles (en rose) qui intimident trois fois une malheureuse en maillot bleu et jaune:

Au bout d’un moment, ces bousculades finissent par être dissuasives et le choix majoritaire s’impose à toutes. Le quorum de supporters pour un même choix est atteint et l’essaim peut s’envoler vers le nid choisi. Les signaux stop font donc gagner un temps précieux à l’essaim en éradiquant toute dissidence au bout d’un moment.

Un consensus fabriqué en plein vol?

Seeley suggère que ce mécanisme suffit à créer l’unanimité dans l’essaim. Mais est-ce vraiment nécessaire? Pas forcément si l’on en croit le biologiste Iain Couzin, spécialiste des comportements grégaires. Couzin a modélisé avec succès la façon dont un banc (d’oiseaux, de poissons ou d’insectes) se déplace collectivement, en faisant l’hypothèse que chaque individu obéit à trois règles seulement:

  • l’attirance vers les autres (instinct grégaire),
  • le respect d’une distance minimale (pour éviter la collision),
  • l’alignement sur la direction des voisins (pour aller dans la même direction).

Une telle modélisation rend compte de la plupart des formes que prennent les bancs d’animaux dans la nature (je vous invite à regarder cet ancien billet pour vous en convaincre).

Que se passerait-il si un groupe était partagé sur le choix entre deux directions différentes A et B. En faisant l’hypothèse que tous les individus exercent la même influence les uns sur les autres, ses simulations montrent que la minorité influe sur la direction choisie par le groupe tant que la divergence est inférieure à un certain seuil (80° dans l’exemple ci-dessous). Dès que les préférences divergent trop, le groupe adopte la direction préférée par la majorité de ses membres, même si cette majorité est très faible:

Les préférences minoritaires influent sur la direction choisie par le groupe tant que la divergence reste inférieure à 80°. Au-delà, c’est le choix majoritaire qui s’impose au groupe. Simulation faite avec 100 individus dont une majorité de 11 individus et une minorité de 9 individus. Source: Couzin (Nature, 2005)

Appliqué aux abeilles, ce modèle prédit que si le consensus n’est pas complet au moment de l’envol, l’essaim se dirige d’abord entre les deux nids en compétition jusqu’à ce que l’angle entre les deux directions soit très grand. Il bifurquera alors brusquement vers le nid qui a le plus de supporters. C’est exactement ce que décrit Seeley dans son livre (à une exception près, lorsque l’essaim se divise en deux). Bref, rien ne permet de croire que les abeilles arrivent nécessairement à un consensus sur le nid à choisir, le choix majoritaire s’imposera de lui-même.

L’indifférence est-elle bonne en démocratie (chez les poissons)?

On peut même aller encore un cran plus loin et imaginer que certaines abeilles soient plus motivées que les autres. Le modèle de Couzin prédit assez logiquement que les minoritaires peuvent réussir à imposer leurs choix malgré leur infériorité numérique si elles sont sont suffisamment motivés (graphe A ci-dessous). Pourquoi n’observerait-on pas de telles prises de pouvoir chez les abeilles?
Le problème c’est qu’un tel modèle suppose que tous les individus du groupe ont une opinion bien définie. Or chez les abeilles, seule un petite partie de l’essaim (environ 10%) a pris parti pour tel ou tel nid-candidat. Les autres sont restées bien tranquillement au chaud, agglutinées les unes sur les autres et indifférentes au débat passionné qui agitait le petit groupe d’exploratrices. Or le modèle de Couzin prédit bizarrement que la présence d’individus indifférents annule complètement l’influence des « minoritaires motivées » et garantit que le choix majoritaire l’emporte la plupart du temps (graphe B à droite):

Simulation du choix collectif consensuel obtenu lorsque les individus d’un groupe doivent choisir entre deux options différentes. 
(A) Tous les individus ont une préférence pour l’une ou l’autre des options. Une majorité de N1= 6 individus préfèrent l’option 1 avec une préférence w1=0,3. Une minorité de N2 = 5 individus préfèrent l’option 2 avec une préférence w2 variable (en abscisse). En ordonnée se lit la probabilité que le groupe choisisse l’option 1. Lorsque w2 est beaucoup plus grand que w1 (à droite du graphe), la surmotivation du groupe 2 compense son infériorité numérique.Par exemple pour w=0,4 le groupe fait le choix 2 dans 90% des cas.
(B) En présence d’un nombre suffisant d’individus sans opinion (N3, en abscisse du graphe) la minorité ne parvient plus à imposer son choix, même lorsqu’elle est très motivée. Par exemple pour w2=0,4 il suffit de 5 individus indifférents pour que le groupe choisisse le choix 1 dans plus de 55% des cas.
Source: Couzin 2011

Ce résultat est vraiment étrange car en politique l’indifférence est censée faire le jeu des opinions minoritaires qui par leur véhémence ont plus de facilité à retourner l’opinion en leur faveur. D’ailleurs on observe dans toutes les élections (la dernière présidentielle ne fait pas exception) une corrélation entre le niveau d’abstention et le score des partis extrêmes et l’on considère que l’information d’un maximum de citoyens est le meilleur rempart des démocraties contre les extrêmes minoritaires.

Mais le monde des insectes et des poissons n’est pas celui des hommes, alors pour tester la validité de son modèle, Couzin a monté une expérience très astucieuse avec des poissons. Deux groupes de ménés jaunes (une sorte de gardon très courant en Amérique du Nord) sont entraînés à préférer soit une cible jaune, soit une cible bleue situées aux deux extrémités opposés d’un bassin. Le groupe des jaunes est plus motivé que l’autre groupe car ces poissons ont une préférence innée pour la couleur jaune. On l’utilise donc comme « minorité active » et on le mélange avec des poissons de l’autre groupe, entraîné à se diriger vers la cible bleue. Vous suivez? Bon je vous mets un schéma pour mieux comprendre:

L’expérience est répétée 18 fois dans chaque configuration et les résultats semblent parfaitement conformes aux prédictions du modèle de Couzin: l’absence de poissons « indifférents » rend le groupe vulnérable aux préférences d’une minorité très motivée. Mais dès qu’on ajoute quelques poissons neutres, la préférence de la majorité s’impose au groupe. Autrement dit, la démocratie chez les poissons tire bénéfice de l’indécision de la plupart d’entre eux! Voici la vidéo et l’explication de Couzin himself (en anglais):

Si les abeilles obéissent aux mêmes règles que les poissons lorsqu’elles se déplacent, la grande quantité d’abeilles indécises garantit que le nid choisi sera celui préféré de la majorité, même s’il reste une minorité d’abeilles hyper-convaincues par une autre option! Il n’y a donc vraiment aucune raison de supposer que les abeilles doivent choisir leur nid à l’unanimité avant de décoller, une courte majorité suffit! Je serais curieux de savoir ce que Seeley pense de cette idée…

La tentation est grande bien sûr, d’extrapoler au comportement humain. L’idée que l’indifférence de la majorité des citoyens soit un rempart contre les fanatiques de tous bords serait vraiment contre-intuitive et surtout difficile à tester. A moins que Iain Couzin n’invente encore un protocole expérimental super astucieux?

Sources:

Thomas Seeley: son livre Honeybee Democracy (en anglais) et son nouvel article paru dans Science en 2011.
Sur les Epaules de Darwin, l’émission de JC Ameisen où j’ai appris la nouvelle découverte de T Seeley
Iain Couzin:
Effective leadership and decisionmaking in animal groups on the move (Nature, 2005)
Uninformed Individuals Promote Democratic Consensus in Animal Groups (Science, 2011) et sa conférence est aussi disponible ici (en anglais)

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