Dans toutes les entreprises que je connais, les cadres sont en partie rémunérés en fonction de l’atteinte de leurs objectifs. Normal: les salariés motivés par la perspective d’un bonus sont forcément plus performants. Un principe tellement évident que même la fonction publique s’y met (timidement). Pourtant, les chercheurs qui se sont penchés sur la question sont tous assez circonspects sur ce qui semble relever du simple bon sens…
Le test de la bougie
Commençons par une petite mise en jambe. On met à votre disposition une bougie et une boîte pleine de punaises. Vous devez fixer la bougie au mur de sorte que la cire ne coule pas par terre lorsqu’elle est allumée.
Après quelques essais infructueux où vous vous escrimez à coller la bougie verticalement contre le mur avec des punaises ou de la cire fondue, vous finirez par trouver l’astuce. Elle consiste à accrocher au mur la boîte contenant les punaises et de l’utiliser comme support pour la bougie:
Cette expérience initialement menée dans les années 1940 visait à explorer l’influence des a priori sur la capacité des individus à résoudre un problème. Toute la difficulté consiste à voir la boîte autrement que comme un réceptacle à punaises: il faut littéralement penser « out of the box ». L’exercice est beaucoup plus simple à résoudre lorsqu’on présente dès le départ les punaises en dehors de la boîte.
Quand l’incentive nuit à la créativité
Dans les années 1960, Sam Gluscksberg, de l’université de Princeton, eut l’idée de refaire cette expérience pour tester l’effet d’une incitation financière sur les performances des participants (ici). Il répartit les participants en deux groupes. Au premier on indiquait simplement qu’on allait chronométrer le temps qu’ils mettraient à résoudre le problème. Aux participants du second groupe, on faisait miroiter une récompense de 5$ pour les plus rapide, et de 20$ pour le champion de la vitesse (une belle somme à l’époque). Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, les participants du deuxième groupe, ceux qui étaient soumis à la pression du résultat, réussirent moins souvent le test ou alors mettaient plus de temps (trois minutes de plus en moyenne) que le premier groupe qui ne recevait aucune récompense. L’incitation financière avait donc un effet négatif sur les performances!
De deux choses l’une: soit l’incitation n’était pas assez motivante, soit c’était la motivation qui était contre-productive. Glucksberg refit donc la variante facile de l’expérience, celle où les punaises sont présentées dès le départ à côté de la boîte. Cette fois pas de surprise: les participants à qui on avait promis une prime furent plus rapides que les autres. L’incitation influait donc réellement sur la motivation des participants mais cette motivation n’avait un effet positif que lorsque la tâche récompensée n’exigeait aucune créativité. Glucksberg conjectura que le surcroît de motivation focalisait excessivement les individus sur l’objectif à atteindre et bloquait leur imaginaire et leur capacité créative.
Pour le journaliste Dan Pink, qui raconte génialement bien cette histoire, c’est la preuve que les systèmes de bonus ne fonctionnent que pour des tâches purement mécaniques, sur une chaîne de production où l’on ne demande pas aux ouvriers de réfléchir ou d’être créatifs. Bref, un système obsolète aujourd’hui. Je vous recommande sa vidéo:
Bloqués par la trop grande pression
Pour vérifier que c’était bien le trop-plein de motivation qui était en cause, la très sérieuse Banque Fédérale a commandé une série d’expériences sur le sujet en 2005.
L’une d’elles, réalisée en Inde, récompensait de plusieurs mois de salaires les participants les plus performants sur toutes sortes de jeux de mémoire (comme celui de Simon, vous savez celui auquel Josiane Balasko joue dans l’ascenseur en panne dans ‘le Père Noël est une ordure ») ou d’adresse (le labyrinthe en bois). Effet désastreux garanti! Dès que les tâches demandées faisaient appel à un peu de concentration, les joueurs perdaient leurs moyens lorsqu’on leur faisait miroiter une aussi belle prime. Il n’y a guère que pour les jeux de force physique pure que l’incentive s’est avérée bénéfique.
Dans le fond, c’est assez assez logique: on a tous, vous comme moi, perdu un jour ou l’autre nos moyens sous l’effet du stress, lors d’un examen ou d’une présentation en publique. Trop de pression empêche de donner le meilleur de soi-même, comme si elle (im)mobilisait une partie de notre cerveau. Les grands sportifs savent bien qu’il doivent maîtriser leur envie de gagner pour être au top. J’entendais justement ces jours-ci Yannick Noah raconter à quel point son absence de stress lors de sa finale à Rolland Garros, l’avait aidé à gagner le match et cette année et Serena Williams ne disait pas autre chose ce week-end.
Le « crowding out » effect
Mais on n’est pas en finale de Roland Garros tous les jours et les situations où l’enjeu est paralysant sont finalement assez rares. La peur d’échouer ne peut donc expliquer pourquoi de très nombreuses études concluent elles aussi à l’inefficacité des incitations financières en entreprise. Les sociologues y voient plutôt le résultat d’une perte de motivation « intrinsèque » et d’une désaffection pour certaines valeurs sociales ou morales. En termes clairs, plus on est payé à la tâche, plus on est motivé par la carotte que par le boulot et moins on se préoccupe des convenances sociales pour toucher le gros lot.
Cet effet d’éviction (« crowding out » effect en jargon de sociologue) est connu depuis longtemps des organisations caritatives: on sait par exemple qu’on ne peut stimuler le don du sang en le rétribuant, car le côté désintéressé du don est une motivation essentielle pour les donneurs traditionnels. Toute contrepartie financière les prive du sentiment gratifiant de se sentir généreux. Par contre, on finit par attirer une autre population, plus intéressée par la récompense que par les valeurs de solidarité.
De manière générale c’est toujours border-line d’introduire des histoires d’argent quand on a affaire à des symboles sociaux. Si vous avez besoin de votre voisin pour changer un pneu, mieux vaut le lui demander gentiment et lui offrir ensuite une bouteille de vin que d’essayer d’emblée de négocier son aide pour 5 euros…
Pour ce qui concerne la perte des convenances sociales, l’histoire de cette crèche israëlienne, rapportée dans Freakonomics,en est sans doute l’illustration la plus célèbre. Lassés de voir les parents récupérer leurs gamins après la fermeture, les dirigeants de la crèche avaient institué un système d’amendes pour les retardataires. Mais au lieu d’encourager les parents à être ponctuels, l’amende acheva de les déculpabiliser. Le nombre de retards explosa et il fallut d’urgence arrêter ce système. L’effet est tellement contre-intuitif que l’expérience n’a apparemment pas servi de leçon en France…
Combien pèse la rétribution dans la motivation?
Mais au fait, que pèse la motivation financière par rapport à cette motivation très personnelle? Pour le savoir, Dan Ariely (dont je vous ai parlé ici) a proposé à des volontaires une tâche très simple: on leur donnait une longue liste de caractères sur laquelle ils devaient relever toutes les lettres répétées. Une fois qu’ils avaient terminé, ils remettaient leur copie à un assesseur qui les rétribuait et leur proposait de recommencer. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils se lassent. Le barême pour chaque feuille diminuait régulièrement (3$ la première, 2,70$ la seconde, 2,40$ la troisième etc). Les participants étaient répartis en trois groupes:
- Dans le premier groupe, l’assesseur jetait un coup d’oeil rapide aux feuilles qu’on lui remettait, faisait simplement « hmm hmm » et rangeait la feuille sur une pile (condition « Acknowledged » dans le graphique ci-dessous).
- Dans le second groupe, l’assesseur ne prêtait aucune attention aux feuilles qu’on lui remettait. Il les rangeait directement sur la pile (condition « Ignored »).
- Dans le troisième groupe, les feuilles rendues étaient anonymes et l’assesseur les déchirait et les mettait à la poubelle sans même les regarder (condition « Shredded »).
Les participants du troisième groupe se lassèrent plus vite que ceux du premier, alors qu’ils avaient la possibilité de gagner de l’argent sans rien faire (puisque personne ne contrôlait la qualité de leur travail). Et étonnamment, ceux du second groupe eurent à peu près la même attitude:
Le niveau de rétribution d’une tâche joue donc beaucoup moins sur la motivation que le sentiment de faire « quelque chose qui a du sens »… même si ce « sens » se résume ici à un minuscule acquiescement de la part de l’examinateur. Bref, inutile d’imaginer motiver Sisyphe en le rémunérant à chaque fois qu’il hisse son caillou en haut de la colline. Au mieux il poursuivra sa tâche pour gagner sa vie, mais est-ce vraiment ce qu’on appelle de la motivation? Regardez d’ailleurs ce qu’en pensent les ouvriers de Ford, malgré un salaire confortable (à partir de la 13eme minute) :
https://www.youtube.com/watch?v=7VB9Zq_5jDQ
A l’inverse, il est à peine croyable qu’un projet grandiose comme Wikipedia puisse mobiliser en permanence des millions de volontaires pour rédiger ou corriger les articles (90 000 contributeurs actifs rien qu’en France!)… sans aucune incitation financière. Qui aurait pris un tel pari il y a seulement dix ans? Voilà en tout cas de quoi relativiser l’intérêt des rémunérations variables au motif de la performance économique…
Sources:
Ariely, Gneezy & al: Large Stakes, big Mistakes (Federal Reserve of Boston, 2005)
Gneezy, Meier & Rey-Biel: When and Why incentives (don’t) work to modify behavior (Journal of Economic Perpsectives, 2011)
La vidéo complète de Dan Ariely à Ted
10 comments for “Le prix de la motivation”