Le langage, mangrove de l’esprit (1)…

« Tous les moyens de l’esprit sont enfermés dans le langage » Alain.

Part 1: Nommer, stratégie à double tranchant.

La dernière fois que j’ai pris l’avion, je me suis essayé à un jeu de memory « à l’envers ». On voit d’abord pendant quelques secondes une série de cartes à l’écran, puis elles sont retournées et il faut retrouver l’emplacement de l’une d’entre elles: je avionL’exercice n’est pas évident d’abord parce que le temps d’observation diminue progressivement, mais aussi parce que les motifs sur les cartes sont très abstraits. Je me suis aperçu qu’une stratégie consistant à inventer un nom pour chaque figure me facilitait pas mal les choses. Dans l’exemple ci-dessus je lisais dans ma tête « anneau, bagel, disque » pour la première ligne, (pneu de) « bicyclette, moto, camion » pour la deuxième et « ballon, balle, bille » pour la troisième. Il est alors beaucoup plus simple de se rappeler où se trouve la « bille » là-dedans.

Nommer peut-il aider à se rappeler la localisation? Je ne sais pas si à vous ça vous paraît évident, la question m’a interpellé. On s’interroge souvent sur l’influence du langage sur notre façon de percevoir ou de penser, mais plus rarement sur son rôle d’assistant cérébral. Dans quelle mesure mettre des mots sur des idées nous aide-t-il à être plus agile mentalement? La question est tellement vaste que je vous propose d’explorer la question en deux épisodes…

Les mots facilitent l’abstraction…

Sans être un grand amateur de vin, j’ai eu l’occasion d’assister à quelques séances d’initiation à l’œnologie. A chaque fois j’ai été frappé par l’insistance des œnologues à obtenir des participants qu’ils mettent des mots -peu importe lesquels- sur leurs sensations gustatives. Est-ce uniquement pour pouvoir en parler?Le schéma ci-contre pourrait le laisser penser, car il présente les qualités d’un vin comme des propriétés objectives qu’on doit apprendre à reconnaître. Les nommer permettrait simplement d’échanger facilement à leur propos, sans les affecter. A l’instar de Gary Lupyan, de plus en plus de chercheurs en science cognitive estiment pourtant que mettre des étiquettes verbales sur des perceptions ou des objets influencent profondément nos représentions mentales.

Plusieurs expériences similaires à mon jeu de memory confortent cette idée. Dans l’une d’elles, Lupyan et ses collègues [1] ont testé la capacité d’étudiants à classer dans un jeu vidéo 16 aliens différents selon deux catégories: ceux qui se laissent approcher et les autres. Les 16 aliens (à gauche ci-dessous) ne différaient que par de légers détails dont certains seulement caractérisaient la sociabilité. Les joueurs apprenaient à les distinguer à force d’essais et d’erreurs, mais un des groupes recevait en plus une information complémentaire après chaque essai: on leur indiquait  le nom de la catégorie d’aliens qu’ils venaient de rencontrer: un « Grecious » ou un « Leebish ». Une information a priori inutile, puisqu’elle arrivait après que l’alien avait réagi. Et pourtant les étudiants ayant reçu ce feedback verbal arrivèrent à distinguer les deux types d’aliens environ deux fois plus vite que les autres (graphe de droite, « Training Block »). Et l’effet se prolongeait dans la durée: lorsque les étudiants affrontaient ensuite de nouveaux aliens – dont certains qu’ils n’avaient encore jamais vu- sans recevoir de feedback (graphe de droite, « Test Block »), ceux à qui on avait indiqué le nom des catégories se révélaient beaucoup plus performants que les autres:

aliens

L’expérience d’apprentissage des aliens. A gauche, les différents aliens des deux catégories (pas facile à distinguer n’est-ce pas?). A droite, les performances des deux groupes d’étudiants selon qu’ils avaient eu connaissance du nom des catégories (courbe « Label ») ou non (« No Label »), durant la phase d’apprentissage (« Training Block ») ou la phase d’évaluation (« Test Block »). Source Lupyan, Rakison,and McClelland, 2007

Mettre des mots faciliterait donc l’apprentissage des nouveaux concepts et aiderait à mieux discerner des traits distinctifs. C’est ce principe que j’avais appliqué sans le savoir en jouant au memory dans l’avion!

… mais biaisent nos évaluations

L’explication la plus plausible de ce phénomène est qu’un mot évoque automatiquement l’image mentale d’un objet typiquement associé à ce mot. Et cette évocation peut être piégeuse, comme lorsque je suis allé voir à San Francisco la fameuse « maison bleue, adossée à la colline » de la chanson de Maxime Leforestier:

« C’est une maison bleue, adossée à la colline »: pas vraiment ce qu’on pourrait imaginer…

Lupyan a voulu tester de façon rigoureuse si ces évocations systématiques biaisent notre perception visuelle. Pour cela il a choisi le mot « triangle » dont la définition a le mérite d’être sans ambiguïté: c’est un polygone à trois côtés. Pourtant si je vous demande de tracer un « triangle », il y a de fortes chances que votre dessin ressemble plutôt à ceci :, qu’à cela: . 91% des gens le dessinent spontanément isocèle et 82% lui font une base horizontale. Avec l’expression « figure à trois côtés » (pourtant formellement équivalente), ces proportions tombent à 50% seulement. Lupyan [2] s’est demandé si cette différence pouvait influencer la façon dont on évaluait l’inclinaison de la base de différents triangles dessinés sur une feuille. Et c’est effectivement le cas: l’inclinaison de sa base est surévaluée si on appelle la figure un « triangle » plutôt qu’une « figure à trois côtés ». 

Lorsqu’on demande à des étudiants d’estimer l’inclinaison de la base d’une figure, ils ont tendance à exagérer cet angle si on leur parle de « triangle »-associé d’habitude à une base horizontale- plutôt que de « figure à trois côtés » -notion moins connotée.Source: Front Psychol. 2012; 3: 54

L’aide que nous apporte le langage pour acquérir de nouveaux concepts et les mémoriser induit donc des biais de perception. Les mots employé renvoient à des archétypes mentaux qui peuvent influencer nos perceptions et donc nos souvenirs. Comme toutes les étiquettes, les mots mettent l’accent sur certains traits caractéristiques au détriment de propriétés moins distinctives. Nommer c’est passer sous silence ce qui fait la singularité de ce qu’on désigne. Une idée dont je vous ai déjà parlé à propos de l’apprentissage des langues ou des visages (ici).

Plus forts que tout autre indice

Ces propriétés cognitives sont-elles le propre des mots ou bien les retrouve-t-on avec n’importe quel signal non-verbal associé à un objet? Une variante du jeu avec les aliens donne une réponse à cette question: au lieu d’entendre le nom de la catégorie d’alien, un des groupe de joueurs voyait l’alien repartir soit vers le haut (s’il était gentil) soit vers le bas (s’il était méchant) à la fin de l’interaction. La direction de sa sortie agissait donc comme une forme non verbale de catégorisation, mais contrairement aux pseudo-noms, ce feedback n’a pas amélioré les performances des joueurs.

Les chercheurs ont également comparé l’influence qu’avaient des indices verbaux et non-verbaux sur des exercices de reconnaissance visuelle [3]. Pour éviter tout effet de familiarité, l’expérience faisait appel à des objets imaginaires (ci-dessous). Un premier groupe de participants apprenait à les associer à des pseudo-mots, tandis que l’autre les associait à des sons caractéristiques:

figures imaginaires

Les figures imaginaires utilisées dans l’expérience et désignées soit par des pseudo-mots, soit par des sons

Après une phase d’apprentissage, les participants étaient soumis à un test de reconnaissance visuelle et là encore, les pseudo-noms ont été des indices beaucoup plus puissants que les pseudo-sons.

Au-delà de son utilité pour communiquer, le langage semble donc diablement efficace pour mieux repérer, localiser et classer les objets. Mieux que n’importe quel autre signal, il huile les rouages de notre perception, comme le dit Lupyan. Mais cette efficacité a un revers. Désigner un objet met automatiquement l’accent sur les traits qui rapprochent cet objet d’un certain modèle mental et minimise les propriétés qui l’en écartent. Les mots aident à clarifier nos perceptions mais cette clarification se fait au prix d’une certaine schématisation. Elle biaise la représentation mentale que l’on se fait de la réalité et du souvenir que l’on en gardera. On verra dans le prochain billet, que par ailleurs le langage agit comme un formidable booster de nos capacités mentales…

Références
[1] Lupyan, Rakison,and McClelland: Language Is Not Just for Talking, Redundant Labels Facilitate Learning of Novel Categories (2007, pdf)
[2]Lupyan, What Do Words Do? Toward a Theory of Language-Augmented Thought (2012, pdf)
[3] Lupyan &Schill, The evocative power of words (2010, pdf)

Billets connexes:
Pourquoi le ciel est bleu… ou pas (et la suite) sur l’influence du langage sur la façon dont on perçoit les couleurs
T’oublies or not t’oublies
, sur d’autres tours que nous joue la mémoire lorsqu’on apprend à parler ou à reconnaître les visages
Les Maths, une langue vivante comme une autre?

… et sur le C@fé des sciences: 
La langue que l’on parle influe-t-elle notre manière de penser (Science Etonnante)
Le langage chez l’humain (Podcast Science)
Le développement du langage chez l’enfant (le Monde et nous)
Les images du langage
 (Recherche En Cours)

6 comments for “Le langage, mangrove de l’esprit (1)…

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