6H55 mercredi dernier, le radio-réveil me tire lentement du sommeil. Au menu de la matinale d’Inter, cette brève sur des chercheurs français qui auraient prouvé expérimentalement que les hommes préfèrent les visages des femmes qui leur ressemblent. Comme ce n’est pas vraiment le scoop du siècle, je continue de somnoler tranquillement en écoutant Sophie Bécherel raconter cette histoire.
Jusqu’à ce que ce sa conclusion me fasse sursauter dans mon lit: « Pour les chercheurs, ces résultats posent question : la descendance issue d’un couple relativement proche génétiquement présente-t-elle un avantage dans le phénomène de l’évolution ? » Les vieux démons de l’adaptationnisme sont vraiment partout. C’est décidé, cette semaine je m’y attaque!
La fable de la girafe au long cou
Le principal apport de la théorie de Darwin ne fut pas le concept d’évolution – qui était connu depuis Lamarck – mais l’idée que cette évolution n’est pas dirigée, qu’elle ne tendait pas vers un but particulier. Jusqu’alors on considérait que les traits des êtres vivants variaient en réponse aux besoins de leur environnement: c’est le célèbre exemple du cou de la girafe qui grandit pour lui permettre d’atteindre les branches les plus hautes.
Darwin n’a pas vraiment pris position sur cette histoire de girafe (on va y revenir) mais de façon générale il soutenait au contraire que différents traits apparaissent au hasard et que ceux d’entre eux qui donnent les meilleures chances de survie ou une progéniture plus nombreuse, ont plus de chance que les autres de se transmettre et de diffuser dans la population. La variabilité des traits est aléatoire et l’environnement agit comme un filtre qui sélectionne les traits les plus adaptés. La vraie révolution idéologique est là: la sélection naturelle opère sans direction particulière, au grand dam de ceux qui voient dans la perfection de la Nature l’œuvre de Dieu ou du moins d’un « dessein intelligent ».
Au contraire des Etats-Unis, le darwinisme n’a pas rencontré en France beaucoup de résistance religieuse, sans doute en raison de notre tradition laïque. Il n’y a pas de débat ou presque sur le bien-fondé de cette théorie, présentée comme la seule qui tienne la route en matière d’évolution. Derrière cette unanimité de façade, je ne suis pourtant pas sûr qu’il y ait réellement consensus sur l’absence d’intention en matière d’évolution. On a plutôt remplacé le « finalisme » naïf de Lamarck par une version plus subtile de finalisme historique.
Reprenons l’histoire de la girafe, devenu un classique de tous les manuels. On y explique que les individus ayant un plus long cou ont eu un avantage sur les autres car ils pouvaient attraper de la nourriture à laquelle les autres n’avaient pas accès et avaient donc plus de chance de survivre et de se reproduire. Mais comme le remarquent ce billet de Plume! et celui de Taupo, rien ne nous permet d’affirmer que cette possibilité de brouter en hauteur ait été à un quelconque moment un avantage évolutif majeur des girafes à long cou. On peut imaginer mille autres raisons tout aussi compatibles avec la théorie de Darwin. Par exemple, puisque les mâles se battent à grands coups… de cou, ceux qui avaient un cou plus grand ont pu bénéficier d’un avantage sur les autres. Ce long cou a pu aussi offrir une excellente surface de refroidissement ou constituer une idéale tour d’observation, etc. Peut-être même que ce long cou n’a eu aucun avantage réel et que les dames girafes se sont entichées de cet attribut sans qu’on en comprenne les raisons.
Hasard et contingence contre optimal évolutif
Comme le rappelle Stephen Jay Gould, l’utilité présente d’un phénomène ne nous renseigne pas nécessairement sur les raisons de son apparition. Les plumes des oiseaux sont apparues avant l’invention du vol mais ont sans doute été d’abord utiles en tant qu’isolant thermique.
Chez l’homme, quantité de traits physiologiques sont non-adaptatifs, ou du moins ne leur a-t-on pas encore trouvé de vertu particulière. Le hoquet par exemple, semble être une conséquence du bricolage évolutif qui fit évoluer notre tuyauterie interne de l’état de poisson (ou d’amphibien) à celui de mammifère tout en conservant les mêmes structures nerveuses. Les yeux bridés des populations asiatiques n’ont à ma connaissance aucun avantage adaptatif clair.
Au secours Darwin, Pangloss est de retour!
Malgré ces rappels de bon sens, la vision finaliste de Lamarck est aujourd’hui servie à toutes les sauces dès qu’on parle évolution dans la littérature grand public. A peine prend-on la peine de lui mettre un cache-sexe darwinien:
- Version Lamarck: « Ce trait est apparu parce qu’il apportait un avantage évolutif »
- Version crypto-lamarckienne: « Ce trait est apparu (par hasard et s’est imposé) parce qu’il apportait un avantage évolutif »
Passe encore lorsqu’il s’agit d’un trait évidemment avantageux (quoique je ne sache pas vraiment ce que veut dire « évidemment avantageux ») mais je m’étrangle lorsque cet argument est utilisé à l’envers:
- Version adaptationniste : « Ce trait est apparu, c’est donc qu’il apportait un avantage évolutif ».
Les éléphant(e)s de mer ont toujours raison
Un exemple d’abord du côté des animaux tiré de ce billet du blog « Les Poissons n’existent pas ». On a longtemps cru que les éléphants de mer étaient polygynes et que toutes les femelles s’accouplaient avec le mâle dominant. Interprétation adaptationniste: les femelles sont ainsi certaines d’avoir les « meilleurs » gènes possibles et de bénéficier de la protection du mâle dominant sur la plage, pour elles et leurs petits. Le mâle dominant, lui, maximise sa progéniture tout en veillant jalousement à ce qu’aucun autre mâle ne puisse en faire de même.
Pas de chance, on s’est aperçu tout récemment que ces dames batifolent la plupart du temps en pleine mer avec d’autres mâles, et que ce gros nigaud de mâle dominant garde sur la plage des petits qui ne sont souvent pas les siens. Toute la belle explication en termes d’avantage évolutif s’écroule-t-elle? Pas de souci, les chercheurs en ont déjà deux ou trois de rechange à proposer, qui sont complètement contradictoires avec la première, mais peu importe puisqu’aucune n’est vérifiable ni réfutable. Car comme l’écrit Sophie en commentaire, « un comportement, ou tout autre attribut que nous pouvons observer à ce jour chez une espèce, a forcement une histoire évolutive ». Il y a donc forcément une bonne raison expliquant pourquoi ce qu’on observe est optimal, il suffit de continuer de chercher.
Les a priori de la psychologie évolutive
Les choix des mâles peuvent être influencés par l’incertitude concernant leur paternité, un facteur de sélection naturelle chez les espèces où la survie de la progéniture dépend des soins que lui apporte le père après la naissance. Chez l’Homme par exemple, un homme pourrait préférer une femme ayant des traits récessifs, ce qui augmenterait la probabilité que les traits paternels soient visibles chez l’enfant et le rassurent sur sa paternité. Une autre hypothèse serait que l’attractivité est proportionnelle à la ressemblance (homogamie), ce qui réduirait la dilution génétique (outbreeding depression). Ces hypothèses ont été testées pour différents traits de visage etc.
Une explication plus parcimonieuse est que ce trait n’a tout simplement pas de forte valeur adaptative, à l’image de ces femelles Diamants Mandarins qui préfèrent les mâles ayant des bagues rouges plutôt que des bagues vertes. Je vous recommande aussi cet ancien billet de Lydie qui explique comment le mimétisme social rend toutes les femmes amoureuses de Brad Pitt. Pour ce qui est de l’homogamie, une interprétation simple serait qu’on aime mieux ce à quoi on a été habitué que ce soit en matière d’alimentation, d’esthétique, de musique etc. On a donc un faible pour les visages de sa famille, donc pour ceux qui nous ressemble. Pas de quoi faire une brève sur Inter, mais bon…
Pourquoi ça me choque
Vous vous demandez sans doute pourquoi ce travers panglossien me fait tomber de mon lit. N’est-il pas naturel de chercher à comprendre les raisons de ce qu’on observe dans le vivant? Effectivement l’approche ne me choque pas lorsqu’elle reste dans le domaine de la biologie hardcore: physiologie, anatomie, métabolisme etc. En revanche, elle me perturbe à double titre lorsqu’elle déborde de ses frontières naturelles et explore celles de la psychologie et du comportement.
D’une part, elle laisse penser que les animaux sont comme des robots, pilotés sourdement par leurs gènes qui leur dicte leur conduite. Or on l’a vu dans les nombreux exemples cités plus haut, chaque animal est influencé par ce qu’il observe chez ses congénères (par effet de mimétisme ou d’émulation sociale) et il sait par ailleurs tirer le meilleur parti de son bagage morphologique: le panda qui est né avec une excroissance osseuse sur la patte en profite pour modifier sa manière de se déplacer puis pour s’alimenter plus facilement. Dire que cette excroissance a été optimalisé par la sélection naturelle inverse la cause et la conséquence: ce sont les individus qui savent utiliser optimalement l’excroissance! Le vivant garde une certaine autonomie par rapport à son bagage génétique et l’approche adaptationniste néglige complètement cette plasticité comportementale.
Lorsqu’elle s’applique à l’homme, la démarche adaptationniste me choque encore plus pour le caractère normatif qu’elle véhicule implicitement. Lorsqu’on découvre que l’homme est plus doué pour conduire/se battre/dominer etc et que la femme est plus encline à soigner/caliner/entretenir des relations sociales etc., la science ne se contente pas de valider la véracité d’un stéréotype comportemental (on se doute que si c’est un stéréotype c’est qu’il est ou a été souvent vérifié). Avec ces lunettes de Pangloss darwinien, elle justifie en plus de tels comportements par l’avantage évolutif qu’ils ont pu avoir à un moment donné. Le stéréotype n’est plus une vague réminiscence d’un passé révolu, il devient un fait scientifique ayant le statut d’optimal évolutif! On peut toujours ramer pour lutter contre…
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