La powerpointisation des esprits?

PowerPoint m’énerve, mais je me sens maintenant moins seul depuis que j’ai lu « la Pensée PowerPoint ». L’auteur Franck Fremer y démonte méthodiquement les raisons et les dangers de son énorme succès dans tous les secteurs de la société, de l’école jusqu’à l’armée. Et c’est vrai que faire une présentation en public sans ses slides donne désormais l’impression de ne pas avoir préparé son sujet. Même pour parler en tête à tête d’un sujet de fond ça fait plus sérieux d’apporter des slides. Le ppt a définitivement ringardisé la note de synthèse en une page, qui constituait il y a dix ans le nec plus ultra en matière de synthèse. Si vous travaillez en entreprise, vous aurez sans doute remarqué d’ailleurs que le traitement de texte est un outil en voie de disparition, sauf pour la rédaction des documents juridiques ou pour les communiqués de presse. Word mis K.O. par PowerPoint, qui l’eut dit il y a plus de vingt ans, quand la première version du logiciel a été mise sur le marché?

Ce succès n’est pas bien difficile à comprendre selon Fremer: c’est quand même plus simple de torcher une présentation vite fait que de prendre le temps de rédiger une note. Surtout que ce logiciel a une capacité impressionnante à réduire la surface utile du document, rien qu’avec le format des slides à l’horizontale. Cette contrainte est sans conséquence pour des présentations très simples, mais imaginez ce que donnerait une décision de justice ou une plaidoirie si elle devait être rédigée sous PowerPoint. Pourtant cet outil est utilisé pour traiter absolument tous les sujets. La commission d’enquête sur l’explosion de la navette Columbia en 2003 (dont le rapport est disponible en pdf), a par exemple été «surprise de recevoir des slides de la part de la NASA plutôt que des rapports techniques. Elle [a considèré] que l’usage endémique de briefs sous forme de slides PowerPoint plutôt que de notes techniques illustre les problèmes de méthode de la NASA dans sa communication technique.» (p191) Je ne serais pas étonné que l’usage immodéré de PowerPoint soit en partie responsable de quelques gros dysfonctionnements industriels récents à ADP, à la SNCF ou ailleurs…

Un format favorable aux argumentations bidons
Le danger est d’autant plus grand que la structure de la présentation influe subtilement sur la force de l’argumentation. « Le medium est le message »: jamais cette affirmation de McLuhan n’aura été aussi évidente, tant le format des slides influence à la fois la manière de les concevoir et la façon dont on les perçoit. Fremer note que la liste de bullet-points, qui est le format par défaut, donne l’illusion d’une énumération exhaustive des facteurs à prendre en compte qui s’enchaînent sans liaison. Et comme il n’y a pas de mot de transition d’une ligne à l’autre, la logique de l’enchainement semble aller de soi jusqu’à la conclusion finale. La même absence de transition logique d’une diapositive à l’autre renforce l’impression générale d’un environnement logique, parfaitement maîtrisé. La forme séquentielle des bullet-points et des diapositives se prête d’ailleurs mal aux digressions, aux nuances, aux réserves. Les « sous-niveaux » des listes sont parfaits pour illustrer une idée mais très mal adaptés pour traiter une objection ou soulever une réserve. Le format de PowerPoint semble conçu pour vendre un parti-pris en conservant l’apparence d’une parfaite objectivité. L’outil idéal pour les cabinets de conseil qui lui ont donné ses lettres de noblesse.

Si malgré tout la critique pointe son nez, PowerPoint vous offre des arguments imparables, grâce au statut ambivalent des slides, à la fois supports de la présentation orale et document final remis à l’auditoire, qui protège son auteur de toutes les critiques. Certains arguments sont faibles ou ambigus? C’est normal: les slides n’ont de valeur qu’accompagnées par l’explication orale de l’auteur. Les slides sont trop nombreuses  et enfoncent des portes ouvertes? C’est pour que le support soit « auto-suffisant » et compris par ceux qui n’auraient pas pu assister à la présentation orale.

La syntaxe 
La novlangue et le politiquement correct peuvent aussi contribuer à prévenir toute critique. Il suffit de respecter quelques règles simples:
– Mettez vos verbes à l’infinitif, jamais à l’impératif. C’est plus froid et ça s’adresse à tout le monde et personne à la fois. Ou mieux : remplacez les verbes par des noms, c’est encore plus impersonnel. Ne dites pas «Nous sommes dans les temps », dites plutôt «Planning respecté » (ou mieux : « TTM on-track » !)
– L’usage de l’article indéfini donne une certaine respectabilité à un bilan, extrapolant des constats sans vraiment annoncer la couleur (« un marché en effervescence», «une concurrence en marche », «des perspectives intéressantes» etc) La généralité est faite de façon suffisamment implicite pour ne pas prêter flanc à la critique.
– Bannissez les mots négatifs ou trop critiques qui pourraient trahir votre subjectivité. Les résultats ne sont pas «mauvais» mais «contrastés» (quand c’est les vôtres, sinon ils peuvent être «décevants»). Ne critiquez pas, contentez-vous de noter les «les points d’amélioration».
– A l’inverse lâchez-vous sur les mots positifs: mobilisez, dynamisez, optimisez, leveragez! Votre projet est toujours une «véritable révolution», votre réforme « majeure », le changement «radical» etc. Qui pourrait vous reprocher votre dynamisme et votre enthousiasme ?
– Employez les mots à la mode dans l’entreprise. En général beaucoup d’acronymes (forcément il faut faire court!) et quelques mots de novlangue en vogue font l’affaire.
Comme le dit très bien Rafi Haladjian (p9 de son bouquin sur le sujet): « PowerPoint est un outil magique. Il permet de donner l’illusion d’une parfaite maîtrise du monde. Il permet de mettre en scène un environnement séquentiel, ordonné, bidimensionnel, à sens unique. Un monde confortable et rassurant où l’on peut énumérer les choses, les recenser, les faire entrer dans les templates (en français : masques) de la pensée. Avec PowerPoint, vous pouvez balayer l’incertitude sous le tapis. « Surtout, ne montrons pas que nous ne savons rien. Faisons semblant de savoir où nous allons, que nous avons les choses bien en main. » Tout peut se résoudre par une implacable logique linéaire. Tout peut être dénombré, organisé, cadré, grâce aux bullet lists. Tout est soluble dans PowerPoint. A l’école, nous avions appris à faire un plan avant d’écrire une dissertation. Aujourd’hui on ne fait plus que le plan. Ca tombe bien lorsqu’on est à sec d’idées. Vous manquez de temps pour écrire un vrai texte ou (comme tout le monde) vous ne savez pas écrire : faites du PowerPoint plutôt que du Word. Au lieu d’argumenter, vous n’avez plus qu’à empiler, recenser, bullet-lister et enfiler des verbes à l’infinitif (construire, découvrir, développer, gagner) ou des phrases nominales. »
La langue de bois PowerPoint prête peu le flanc à la critique frontale. En contrepartie, elle suscite rarement l’adhésion. Fremer note que ces présentations sont accueillies en général avec indifférence et froideur et qu’elles ont de plus en plus de mal à transmettre une vision, un élan. A force de voir annoncer des lendemains qui chantent avec toujours les mêmes mots, le public se lasse forcément et n’y croit plus. Je soupçonne que la crise de confiance des salariés envers les grandes sociétés qui les emploie provient en partie de cette indigestion de promesses PowerPoint non tenues année après année, en violent contraste avec le vécu de chacun.

La prépondérance de la forme sur le fond?
Finalement de tous les griefs que l’on fait à PowerPoint, la sophistication des effets est sans doute celui qui me dérange le moins. L’inventeur de l’outil, Robert Gaskins regrette l’abus de décorum dans les présentations qui finirait selon lui par déconcentrer le présentateur et distraire son auditoire du propos. Personnellement j’ai rarement eu l’occasion d’être «distrait» par une trop brillante présentation, en dehors de quelques présentations spectaculaires lors de conférences publiques du type TED. Au contraire! Je suis au contraire frappé par le consternant manque d’originalité dans les slides que je vois passer à longueur de journée, avec toujours les mêmes formats, voire toujours les mêmes illustrations. En toute objectivité, je ne brille pas moi-même par ma créativité powerpointesque… Au lieu de stimuler l’imagination et la créativité, ce logiciel a finalement nivelé toutes les présentations par le bas. Si l’on fait le compte, il a sapé à la fois la créativité, la rigueur méthodologique, l’esprit critique et le moral des salariés des grandes entreprises. Faut-t-il en suspendre temporairement l’usage, au nom du principe de précaution? Sur ce, je vous laisse j’ai une prés’ à finir pour demain…

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Sources:

Franck Fromer « La pensée PowerPoint, enquête sur ce logiciel qui rend stupide » (2010)
Rafi Haladjian, « Devenez beau, riche et intelligent, avec PowerPoint, Excel et Word » (pdf)
L’article du NYT « We have met the ennemy and he is PowerPoint » (avril 2010)
R Gaskins: PowerPoint at 20: back to basics (pdf)

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