La nostalgie 2.0, un concept à inventer

Il ne reste plus beaucoup de biens culturels qui échappent encore à la dématérialisation: journaux, livres, photos, musique, vidéos, tout s’acquiert progressivement sous un format numérique qui se stocke sans prendre de place. Finis les placards encombrés de cartons remplis de lettres, de CD ou de photos, tout notre bagage culturel tient maintenant bien sagement dans un disque dur grand comme un paquet de cigarettes…

En rangeant ma cave ce week-end, je me faisais la réflexion qu’une partie de la valeur sentimentale s’est peut-être envolée en même temps que ces supports matériels qui nous embarrassaient parfois. On n’aura sans doute plus souvent le plaisir de retrouver par hasard une boîte pleine des vieilles lettres de ses amis, de ses parents ou de ses enfants, dont le parfum un peu poussiéreux nous ramène instantanément très loin dans le passé, comme la madeleine de Proust. Bien sûr, il nous restera nos emails, mais aura-t-on encore l’occasion d’échanger de longs emails, dans un monde où chacun peut à tout moment papoter ou clavarder avec n’importe qui à l’autre bout de la Terre? Et puis je ne suis pas sûr qu’on ait beaucoup de plaisir à fouiner dans ses archives de mails comme on le fait parfois dans ses vieux cartons. En tout cas ça ne m’est jamais arrivé…

O tempora, O mores. A défaut de s’échanger des longs écrits, on partage maintenant des photos, en direct depuis son smartphone. Un nouveau petit plaisir, aussi agréable qu’une carte postale mais plus personnalisé. La photo serait-elle la grande gagnante de la dématérialisation généralisée? Désormais vous pouvez à tout moment montrer vos dernières photos de vacances ou celles de vos enfants s’ils viennent dans la conversation. Mais la numérisation des photos a son contre-coup: la surabondance. Maintenant qu’on en prend par milliers et non plus par dizaines, faire le tri parmi les doublons, les ratés et celles qui sont sans intérêt est devenu une corvée aussi fastidieuse qu’indispensable. Je n’ai plus le courage de sélectionner les meilleures pour en faire des albums en papier. A quoi bon, puisqu’elles sont accessibles depuis n’importe quel écran de PC, de télé ou de tablette? Du coup, mes vieux albums des années 1990 ont plus de succès à la maison que leur équivalent numérique plus récent. Heureusement la fonction diaporama du protège-écran de mon PC (qui pioche au hasard dans les photos disponibles) rappelle de temps en temps certains souvenirs numériques oubliés…

La musique a subi le même sort, surabondante depuis qu’elle est numérique. A force d’accumuler les mp3 sur mes disques durs, j’ai un peu perdu l’habitude de réécouter d’anciens albums. C’était sans doute déjà vrai avant, mais aujourd’hui les vieux groupes ne peuvent même plus compter sur la jaquette flashie de leur CD pour attirer le regard et me donner envie de les réécouter. Pareil pour les vidéos et après avoir goûté aux délices de la lecture numérique sur mon Kindle, je crains que les livres ne soient eux aussi voués au même sort très bientôt. Les bibliothèques numériques n’ont pas le pouvoir attracteur de leurs ancêtres pleines de bois et de papiers. On ne picore pas dans un livre numérique comme on saisit un livre en papier pour le feuilletter, pour s’en souvenir ou pour le montrer à un ami. Avec la disparition de l’objet matériel culturel, c’est peut-être un peu de sa valeur sentimentale qui s’est envolée. Comme si l’infinie capacité de stockage de nos supports numériques les transformait insidieusement en poubelles aseptisées…

La nostalgie et le pouvoir de l’évocation seraient-ils les victimes collatérales du monde numérique? J’espère que bien que non. Récemment un de mes amis est décédé brutalement dans un accident de voiture, alors qu’il avait à peine 40 ans. Sa disparition inattendue a transformé sa page Facebook en un magnifique cahier de condoléances, où toutes les personnes qui le connaissaient de près ou de loin ont déposé -et déposent encore régulièrement- des photos, des témoignages, des mots à sa mémoire. Une magnifique preuve que l’émotion saura aussi trouver sa place dans un monde dématérialisé. La nostalgie 2.0 est un concept qui reste encore largement à inventer…

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