Chose promise, chose due. Je m’attaque cette semaine à une rhétorique célèbre: l’effet dévastateur de la globalisation financière sur notre modèle social. Le pari est risqué tant l’unanimité est grande à ce sujet. A gauche, on dénonce la mise en concurrence impitoyable des Etats-providence, dans une course vers le bas dont les gagnants seront les moins-disant en termes de protection sociale, de redistribution, de culture etc. A droite, c’est du côté des recettes que l’on perçoit un engrenage dangereux: pour continuer à attirer les investissements étrangers, les gouvernements reportent toute la pression fiscale sur les salaires. La hausse du coût du travail provoque alors chômage et déficits publics. Que l’on prenne le problème du côté des dépenses ou des recettes, la conclusion est identique: la mondialisation met en péril le financement de nos systèmes sociaux et une fois arrivés au pouvoir les partis de droite comme de gauche n’ont d’autre choix que de réduire les ambitions sociales de l’Etat et mener des politiques d’austérité: c’est la fin de la politique et le triomphe des marchés. Gloups!
L’internationalisation de la finance: un phénomène récent? Pas du tout!
Avant de s’attaquer à ces arguments bien huilés, on peut déjà relativiser le débat en prenant un peu de hauteur (pour faire plaisir à Tom Roud: notre dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers n’a rien d’un record historique. Si l’on remonte l’histoire économique sur plus d’un siècle on s’aperçoit que les marchés financiers étaient bien plus internationaux avant 1929 qu’ils ne le sont actuellement, à cause de l’importance des échanges avec les colonies. Les flux nets de capitaux représentaient environ 5 % du PIB de la Grande-Bretagne à la fin du siècle dernier contre moins de 2% aujourd’hui. Même tendance en France et en Allemagne:
Si la mondialisation financière nous semble nouvelle c’est surtout parce que nous sortons d’un demi-siècle de restriction des mouvements de capitaux. Bien sûr, l’internationalisation actuelle est très différente de celle du XIXeme siècle, plus volatile et orientée à très court-terme. Mais quantitativement, nous sommes bien moins dépendants de l’étranger que nous ne l’étions à l’époque.
Moins de dépenses sociales? Vous rigolez!
Ceci étant dit, regardons un peu l’ampleur des dégâts qu’elle a provoqués sur notre système de protection sociale. Pour la gauche, nos violents conflits sociaux à propos du déficit public, des retraites ou du trou de la sécu sont des preuves éclatantes de cette toxicité. Depuis les années 1980, lorsque furent dérégulés les marchés, nos gouvernements se montrent-ils de plus en plus chiches en matière sociale? Il suffit de farfouiller sur le site de l’OCDE pour le savoir et voilà ce que ça donne:
Moins d’emplois publics? Absolument pas!
Même constat concernant le nombre d’emplois dans la fonction publique, que l’on compte le nombre de fonctionnaires (graphique de gauche ci-dessous) ou celui des emplois d’utilité publique comme les missions d’administration, de santé, d’éducation et d’action sociale, parfois déléguées au secteur privé (graphique de droite):
Ni le nombre de fonctionnaires, ni la disparité entre les pays ne diminuent vraiment. En France et malgré tous les effets d’annonces, le nombre de fonctionnaires a fortement augmenté depuis 1995. Ailleurs l’effet est plus masqué car le secteur privé a pris le relais: ce sont les fonctions « d’utilité publique » qui occupent une part croissante de l’emploi total. Au total, la puissance publique gagne plutôt du terrain.
Les marchés financiers réticents face aux dépenses sociales? Au contraire!
Ce n’est probablement pas un hasard si mondialisation et croissance des dépenses publiques font bon ménage. En France, l’ouverture des marchés financiers a coïncidé avec la politique de rigueur du milieu des années 1980, où il fallait renflouer les caisses de l’Etat. Et notre cas n’est pas isolé! Comme le rappellent certains économistes, « avec l’alourdissement de la dette, les Trésors publics nationaux ne pouvaient plus compter exclusivement sur les investisseurs nationaux. Il fallait faire appel aux investisseurs internationaux, en particulier les investisseurs institutionnels, pour acquérir les titres publics nationaux. C’est ainsi qu’au départ les autorités publiques ont libéralisé et modernisé les systèmes financiers pour satisfaire leurs propres besoins de financement » (source):
Si on les suit, les raisonnements de la gauche seraient donc inversés: les déficits ne se seraient donc pas creusés malgré la mondialisation, mais c’est au contraire grâce à la libéralisation des marchés que les Etats ont pu régler leur problème croissant de financement!
Côté recettes: trop d’impôts? Pas du tout!
Passons maintenant aux menaces que fait peser la mondialisation financière sur les recettes publiques. Les partis de tous bords font le même constat même s’ils en tirent des conclusions différentes. Pour maintenir l’attractivité financière du pays, la fiscalité est devenue bien trop légère sur les profits (ce que dénonce la gauche) et beaucoup trop lourde sur les revenus des personnes (ce que dénonce la droite). Pourtant les statistiques de l’OCDE semblent là encore donner tort à tout le monde:
Sur l’ensemble de l’Europe des 15, les entreprises contribuent deux fois plus aux recettes fiscales qu’en 1979 et les individus sont (relativement) moins mis à contribution. En France, les contribuables sont plutôt plus favorisés qu’ailleurs (et les entreprises plutôt moins). Rien ne dit en revanche que l’impôt soit justement réparti, ni qu’il permette de réduire les inégalités…
Trop de cotisations sociales? Vous rigolez!
Le problème viendrait-il des cotisations sociales? C’est l’argument favori de la droite. J’entendais Hervé Morin déclarer vendredi dernier sur France Inter: « Ce qu’il faut, c’est avoir des prélèvements obligatoires qui permettent d’affronter la globalisation dans laquelle nous vivons. Je pense qu’on a besoin d’avoir une fiscalité qui soit adaptée pour que notre économie soit compétitive et à mon sens ça passera par une réforme en profondeur des cotisations sociales qui ne peuvent pas être assises uniquement sur le travail. » Les cotisations sociales pénalisent-elles vraiment notre compétitivité? Si tel est le cas, remarque-t-on au Centre d’Analyse Stratégique, le coût total du travail -cotisations patronales et sociales inclus- devrait peser de plus en plus lourd dans la valeur ajoutée totale du pays (qui se décompose entre salaires, profit des sociétés et impôt). Or on constate justement l’inverse:
Certes l’échelle choisie accentue cette diminution, puisque 5 points de moins en Europe sur 35 ans ce n’est pas non plus la dégringolade. Mais ici encore, la tendance est à l’inverse de ce qu’on pourrait penser: les salaires pèsent (un peu) moins dans l’économie des pays développés qu’il y a 30 ou 40 ans. Où est le bug? Comment l’Etat peut-il financer davantage de prestations sociales sans augmenter le coût total du travail? La réponse est contre-intuitive, selon ces économistes: il n’y a pas de corrélation entre coût du travail et niveau des cotisations sociales. La protection sociale n’alourdit pas forcément le coût du travail car des salaires nets modérés peuvent compenser des charges patronales et salariales importantes. Voilà comment des pays ayant des taux de cotisations patronales très différents peuvent avoir des coûts du travail semblables (la France et la Suisse par exemple ou encore l’Italie et l’Irlande):
Et si nous ne devions nous en prendre qu’à nous-mêmes?
Alors, si ce n’est pas à cause de la mondialisation néo-libérale que notre système social est en crise, où est le coupable? Peut-être ne faut-il s’en prendre qu’à nous-mêmes: avec autant de dépenses publics en France, il est difficile d’expliquer la persistance d’autant de pauvreté. Nous sommes les champions du déficit public et pourtant selon l’économiste canadien Timothy Smith « la majorité des dépenses autorisées par ces déficits dans les années 1980 et 1990 est allée à des programmes sociaux non redistributifs déjà existants, au lieu de financier des programmes de diminution de la pauvreté, d’éducation ou d’investissements à long terme dans les infrastructures ». Sa conclusion est cruelle: « les Etats disposent toujours de la liberté et des ressources nécessaires pour corriger la diminution, et certains Etats (Suède, Danemark, Pays-Bas) ont d’ailleurs choisi de le faire. Les autres, paralysés par les corporatismes (France, Italie) et incapables de réallouer leurs ressources à ceux qui en ont le plus besoin, sont précisément les Etats où la rhétorique antimondialisation se manifeste de la manière la plus extrême. » « Ça casssssssse » comme dirait mon NumberTwo…
Sources:
Le site de Melchior sur l’origine de la globalisation financière
L’étude du Centre d’Analyse Stratégique: « Le modèle social Européen est-il soluble dans la mondialisation » (2008, pdf)
Navarro, Schmitt & Astudillo: Is Globalization undermining the welfare state? (Cambridge Journal of Economics, 2004, pdf)
Andreas Bergh, Explaining Welfare State Survival: The Role of Economic Freedom And Globalization (2006, pdf)
Le site des statistiques de l’OCDE
La France injuste de Timothy Smith.
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