« Les bons mathématiciens trouvent des analogies entre les théorèmes ; les excellents mathématiciens arrivent à voir des analogies entre les analogies » disait Stephan Banach. Parmi ces correspondances extraordinaires, j’ai découvert au hasard de mes lectures celle que le jeune Evariste Galois avait établie entre l’algèbre des polynômes et la géométrie des figures symétriques.
Part 1: Un polyèdre derrière chaque polynôme
Avertissement aux âmes sensibles: La théorie est assez costaud mais je vais essayer de vous en présenter les grands principes sans vous infliger une explication (dont je serais bien incapable du reste!) sur les automorphismes et les extensions de corps. Cela étant, certains passages contiennent encore pas mal de X et peuvent choquer les plus mathophobes. Mes prochains billets seront moins hard, promis!
Mesurer son champ avec un polynôme
Mais d’abord, pour répondre à l’inévitable question de mon numbertwo: « A quoi ça sert ces polynômes? ». Et bien, pour une fois, la réponse est simple: les polynômes permettent de résoudre un tas de problèmes de la vie courante. Prenons par exemple un polynôme simple: P(x)=x²-Px+S. Ses racines L et l (c’est à dire les valeurs de x pour lesquelles P(x)=0) vérifient les relations L+l=P et Ll=S (il suffit pour s’en convaincre de développer P(x) réécrit sous la forme (x-L)(x-l)).
Résoudre P(x)=0 permet donc de trouver les dimensions L et l d’un champ rectangulaire dont on ne connaît que le périmètre (2P) et la surface S (héhé, je n’avais pas choisi mes paramètres au hasard ;-)) Pas étonnant que l’on s’intéresse à ce genre d’équations depuis l’Antiquité! Les anciens qui n’avaient pas encore inventé les nombres négatifs, résolvaient ce genre de problème de façon entièrement géométrique:
Fonctions « presque » symétriques des racines…
Dans notre exemple, L+l et Ll sont des fonctions « symétriques » des racines, c’est-à-dire que leur valeur ne dépend pas de la façon dont on « étiquette » L et l (on pourrait choisir pour L la plus petite des solutions plutôt que la plus grande). On vient de voir que ces deux fonctions s’expriment à partir des coefficients P et S de P(x). Il s’agit là d’une propriété tout à fait générale, valable quelque soit le degré n du polynôme de départ. Si P(x)=a0+a1x+a2x²+….+anxn a pour racines r1, r2, r3… rn , alors toute expression f(r1,r2,r3…) invariante par permutation des racines s’écrit comme une combinaison des coefficients de P(x), c’est-à-dire qu’il existe une fonction F telle que f(r1,r2,r3…) = F( a0,a1,a2,…an). Inversement, toute expression formée à partir des coefficients a0 ,a1, a2, … an de P(x) est une fonction symétrique des racines r1,r2,r3… rn.
C’est une propriété anodine et connue depuis longtemps mais au XVIIIeme siècle, Lagrange la poussa un cran plus loin: il remarqua que si une fonction des racines est « presque symétrique », c’est-à-dire qu’elle ne prend que k valeurs différentes quand on change l’étiquetage des racines, alors ces k valeurs sont les racines d’un polynôme « auxiliaire » de degré k, dont les coefficients s’expriment en fonction de ceux de P(x).
Pas de panique! C’est plus simple que ça n’en a l’air: pour notre polynôme de départ P(x)= x²-Px+S, l’expression (r1-r2) ne prend que deux valeurs différentes (L-l) et (l-L) selon ce qu’on choisit d’appeler r1et r2. Lagrange affirme simplement que ces deux valeurs sont les racines d’un « polynôme auxiliaire » de degré 2: P'(x)=x²-P²/4+S. C’est juste une manière compliquée de dire que si on appelle Δ le discriminant de P(x) défini par Δ²=P²/4-S, alors L-l=+/-Δ. Mais en mathématiques, il faut parfois savoir compliquer un peu les choses pour les rendre plus simples à résoudre (rappelez-moi de faire un billet là-dessus…)
En découdre avec les polynômes du troisième degré
C’est cette propriété qui permet de résoudre les équations du troisième degré sur laquelle on s’est pris la tête durant des siècles. En observant toutes les méthodes de résolutions qui marchaient, Lagrange s’aperçut qu’elles utilisaient toujours cette propriété remarquable des fonctions « presque symétriques »:
Le détail des calcul ci-dessous pour ceux que ça intéresse (ils peuvent même cliquer pour agrandir):
Quatrième degré? Facile!
Pour le quatrième degré, c’est presque plus simple. Cette fois on forme une expression du genre f(ri)=r1 r2+ r3r4 (on peut aussi choisir f’=(r1+r2)( r3+r4) par exemple), fonction « presque symétrique » des racines, qui ne prend que trois valeurs possibles quand on permute les racines de toutes les façons possibles (A=r1 r2+ r3r4 ; B=r1 r3+ r2r4 et C= r1r4 +r2 r3) . Une fois qu’on a calculé A, B et C, on remonte par étapes jusqu’aux racines de P(x) (les détails du calcul sont sur cet excellent site consacré à Galois).
Toujours pour ceux que ça intéresse:
Idem pour les quatre autres paires de racines (r1 r3); (r1 r4); (r2r3); (r2r4) et (r3r4)
On remonte donc aux quatre racines grâce à une série de quatre polynômes auxiliaires (un de degré 3 et trois de degré 2) formés à partir d’expressions « presque » symétriques des racines r1 r2,r3 et r4 recherchées. Peut-on extraire comme ça les racines de n’importe quel polynôme quelque soit son degré? Il fallut attendre le XIXe siècle pour qu’Abel montre que cette belle méthode n’allait pas plus loin. Il n’y a pas de formule magique pour extraire les racines d’ équations du 5eme degré, mais il fallut tout le génie de Galois pour comprendre pourquoi, grâce aux lois de la géométrie…
Bilan: une figure géométrique derrière chaque équation
Si on reprend notre polynôme de départ P(x)=x²-Px+S et que l’on place ses racines (r1et r2) sur une règle graduée, on constate qu’elles sont « en miroir » l’une de l’autre par rapport au nombre P/2:
Pour un polynôme du troisième degré, la figure associée est un triangle équilatéral:
Les rotations du triangle forment un sous-groupe car la combinaison de deux rotations est une rotation (ce n’est pas vrai des symétries axiales). Et si vous y réfléchissez, vous verrez qu’il suffit de combiner une seule symétrie axiale avec toutes les rotations possibles, pour retrouver les six transformations possibles du triangle.
Le groupe des symétries du triangle peut en quelque sorte se « diviser » par le sous-groupe de ses rotations pour donner une transposition de deux sommets:
Si on peut résoudre une équation du troisième degré, c’est parce qu’on peut décomposer les transformations d’un triangle en rotations et en symétries axiales élémentaires. Voilà schématiquement ce que découvrit Galois à 20 ans. Dans le prochain billet, je vous expliquerai comment ça marche pour les degrés supérieurs…
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