J’ai découvert récemment que de très nombreux changements de phase en physique combinent auto-organisation et fractales, mes deux sujets de prédilection! Des phénomènes aussi différents que l’aimantation ou le passage à l’état de superconductivité suivent tous la même règle statistique -une loi de puissance- et traduisent un subit changement de comportement collectif à grande échelle…
Comment vaporiser de l’eau sans la faire bouillir?
Pour transformer de l’eau liquide en vapeur il suffit de la chauffer jusqu’à ce qu’elle bouille. Mais étonnamment, on peut passer d’une phase à l’autre sans ébullition. Il suffit de regarder le diagramme d’état de l’eau pour le comprendre:
La courbe d’ébullition indique à quelles conditions de pression et de température l’eau bout (elle passe bien sûr par la température de 100° sous une atmosphère). Mais à 218 bar, cette courbe s’interrompt brusquement: au-delà de ce point critique (en jaune sur le dessin), l’eau se transforme en fluide « supercritique », plus dense qu’un gaz mais beaucoup moins visqueux qu’un liquide. On peut donc rendre un liquide supercritique sans le faire bouillir, puis passer à l’état gazeux, toujours sans discontinuité, en suivant le chemin indiqué par les flèches en bleu.
Cet état supercritique trouve un tas d’applications industrielles étonnantes. On utilise surtout du CO2 supercritique car il est facile à obtenir (31°C et 73 bar) et parfaitement inoffensif pour l’homme. Il sert par exemple à décaféiner le café, stériliser les aliments ou traiter les surfaces etc. (jetez un œil ici si vous voulez en savoir plus). Et c’est aussi sous cette forme supercritique que se trouve l’atmosphère en CO2 de Vénus.
L’opalescence critique
Mais aujourd’hui c’est au passage entre état liquide et supercritique qu’on s’intéresse. Pour l’observer, on chauffe un liquide (ici c’est du chlore) en le maintenant à très haute pression, jusqu’à ce qu’il devienne supercritique. Ensuite on le refroidit à pression constante, pour le convertir de nouveau en liquide. Voilà ce que ça donne:
A froid, on voit bien la séparation (le « ménisque ») entre la phase liquide en bas et le gaz au-dessus. Quand on chauffe, cette ligne disparaît brusquement (à la seconde 20) et il ne reste dans la capsule qu’un mélange homogène: le fluide est alors supercritique. Quand on le refroidit à nouveau (toujours à pression supercritique), il se produit un truc très étrange (seconde 52). Juste avant de retrouver sa forme liquide, le fluide passe par une très fugace de brouillard chaotique et opaque. Cette phase « d’opalescence critique » vient de ce qu’à l’approche de la température critique Tc, la matière « hésite » entre sa forme liquide et sa forme gazeuse et change sans cesse de phase en tous points. Il se forme alors des bulles de liquide (et de gaz) de toutes les tailles. Je vous ai parlé dans ce billet sur les « hasards extrêmes » de ce genre de distribution statistique, invariante quelle que soit l’échelle à laquelle on la regarde. C’est par exemple celle que l’on observe pour les cours de Bourse :
Les transitions de phase du second ordre...
Une telle invariance d’échelle est la signature statistique du monde des fractales et d’une loi de puissance de type |T-Tc|-α. Cette correspondance inattendue entre changement de phase et fractales n’est pas réservée à la transition supercritique des fluides. On la retrouve chaque fois qu’un système change de phase de façon continue. Ces transitions sont dites du second ordre et sont assez différentes des changements de phase simples comme l’ébullition ou le gel. Lorsqu’on refroidit de l’eau à 0°, la glace et le liquide coexistent sans difficulté. Dans une transition du second ordre, les deux phases ne sont jamais en équilibre stable l’une avec l’autre, mais à l’approche du point critique elles forment des amas aussi immenses que fugaces.
Un exemple simple d’une telle transition est l’aimantation des métaux. L’aimantation globale est due à l’existence de minuscules zones magnétiques dans le métal, toutes alignées selon la même direction. Lorsqu’on chauffe l’aimant au-dessus d’une température critique dite température de Curie, les micro-zones se désalignent et le métal finit par se démagnétiser complètement. Si on le refroidit à nouveau, ces microzones s’alignent en amas de toutes les tailles lorsqu’on approche de la température de Curie, dessinant fugitivement une figure fractale géante avant de basculer collectivement vers une aimantation préférentielle:
- Source des images: ici
Le même phénomène se produit aussi avec la supraconductivité: ce sont alors les électrons du métal qui de façon collective alignent leur état quantique lorsqu’on approche une certaine température critique. Idem pour la superfluidité : lorsqu’on refroidit de l’hélium à 2K, il perd toute viscosité et devient superfluide. Ce sont d’autres propriétés quantiques de ses atomes qui fluctuent à toutes les échelles et finissent par adopter un unique état collectif. Impossible alors de maintenir le superfluide dans un récipient: il s’en échappe comme s’il défiait les lois de la gravité!
L’universalité des changements de phase
Dans tous ces changements de phase, les températures de transition varient en fonction du corps étudié. Mais il y a un autre nombre important: l’exposant critique, le « α » qui dans l’expression |T-Tc|-α caractérise la concentration du fluide à son point critique par exemple. Curieusement cet exposant critique ne dépend que du type de transition mais pas pas de la nature du fluide. Autrement dit c’est le même pour tous les fluides en état supercritique. Idem pour l’aimantation: chaque métal a sa propre température de Curie, mais ils ont tous ont le même exposant critique. Chaque changement de phase est donc caractérisée par son exposant critique, indépendamment de la nature microscopique du corps étudié:

En haut: relation entre température et densité d’un fluide au point d’ébullition pour différents corps: ils suivent tous la même courbe. En bas, relation entre magnétisme et température au voisinage de la température critique. Cette courbe est similaire à la première (même exposant critique).Source : ici
On s’aperçut au cours des années 1970, que cette forme d’universalité est encore plus générale: le même exposant critique se retrouve dans des changements de phase aussi différents que l’aimantation d’un long fil, la transition supercritique d’un fluide ou certaines transitions dans un mélange de liquides. De même la transition superfluide de l’Hélium a le même exposant critique que l’aimantation d’un métal plan. L’exposant critique n’est pas plus sensible au détail des interactions qu’il ne l’est à la nature microscopique des molécules en présence. Sa valeur ne dépend que de propriétés très générales du système, comme le nombre de dimensions ou le nombre de degrés de liberté de la phase. On peut donc classer les transitions de phase en très grandes classes d’universalité regroupant des phénomènes physiques apparemment très différents mais qui obéissent aux mêmes règles fondamentales. Je vous renvoie à ce mémoire sur le sujet si vous voulez en savoir plus…
On verra dans le prochain billet comment des modèles très simples permettent de mieux comprendre la logique de cette universalité et de la généraliser à d’autres systèmes qui n’ont rien à voir avec la physique!.
Sources:
Wikipedia sur les transitions de phase
Ce mémoire en ligne sur les classes d’universalité
J Sethna, Statistical mechanics – Entropy, order parameters and complexity
B Sapoval: Universalités et fractales
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