Part 3: Doit-on servir la SOC à toutes les sauces?
Résumé des épisodes précédents: les changements d’état de la matière (l’eau qui bout, les métaux qui deviennent superconducteurs ou les ceux qui s’aimantent en dessous d’une température critique par exemple) sont régis par des règles universelles qui relèvent plus de la statistique que de la physique ou de la chimie. Est-ce le même genre de transition critique qui explique qu’on retrouve si souvent des lois de puissance dans de très nombreux domaines? C’est ce que nous allons voir dans ce billet…
La criticalité auto-organisée
Les petits modèles de percolation et d’embouteillage qu’on a vus précédemment reproduisent toutes les propriétés d’un changement de phase -avec invariance d’échelle, effet de seuil et tout et tout- mais ils ont un défaut majeur: ils ont besoin d’un expérimentateur qui de l’extérieur ajuste le paramètre-clé aux alentours de la valeur critique, sinon ça ne marche pas. Difficile de parler d’auto-organisation dans ces conditions! Le physicien Per Bak fut l’un des premiers à repérer un système très simple capable de se caler de lui-même aux alentours de sa valeur critique. Il s’agit d’un bête tas de sable:
Lorsque vous versez sans arrêt du sable au-dessus d’une surface plane, il se forme un tas qui grandit jusqu’à ce qu’une avalanche l’effondre en partie, puis il grandit à nouveau etc. Il est impossible de prédire précisément à quel moment précis la prochaine avalanche va se déclencher ni quelle sera son importance. Or en étudiant la distribution des tailles de ces avalanches, Per Bak découvrit qu’elle suivait elle-aussi une loi d’échelle [1]. Puisque le le tas de sable semble capable de se placer tout seul aux alentours de son état critique, il baptisa ce phénomène la « criticalité auto-organisée » (SOC en anglais pour Self-Organized Criticality) et tenta de la modéliser. Je ne vais pas vous noyer sous les détails de sa modélisation, mais juste vous en donner une illustration.
Reprenons le modèle de la grille du dernier billet mais imaginez cette fois-ci qu’il s’agit d’un terrain sur lequel des arbres poussent aléatoirement à chaque noeud. Les arbres occupant des noeuds voisins forment un bosquet. De temps en temps la foudre s’abat sur un arbre au hasard et détruit tous les arbres appartenant au même bosquet:
Tant que le nombre d’arbres est inférieur au seuil critique il n’y a (presque) jamais d’amas géant sur la grille, les effets de la foudre sont limités et le nombre d’arbres augmente progressivement. En revanche, dès que le seuil critique est atteint, il se forme un amas géant qui a de bonnes chances d’être victime d’un prochain coup de foudre. Sa destruction diminue alors drastiquement le nombre d’arbres qui repasse sous le seuil critique. Le cycle recommence alors et le nombre d’arbres oscille constamment autour de sa valeur critique.
Cette modélisation des feux de forêt ne prétend pas être réaliste mais elle illustre de façon simple comment la criticalité peut « s’auto-organiser » selon l’idée de Per Bak. Elle naît de trois ingrédients:
– un système hors d’équilibre, alimenté sans arrêt par la pousse des arbres,
– une bonne dose d’aléatoire (le lieu où poussent les arbres, l’endroit où frappe la foudre),
– deux forces qui s’opposent l’une à l’autre (la pousse des arbres et la foudre).
On retrouve pas mal des conditions d’émergence de l’ordre à partir de la chaleur qu’on avait vues dans ce billet (cellules convectives de Bénard, geysers, aimantation magnétique de la Terre…). Pour illustrer cette combinaison de facteurs, la physicienne Susan Coppersmith a trouvé une image assez juste. Celle d’un type pressé trainant derrière lui son chien récalcitrant sur un champ de bosses. La tension de la laisse empêche le chien de tomber dans les creux:
Entre parenthèses, c’est aussi ce qui arrive quand on perd le contrôle de ses skis dans un champ de bosses: la prochaine fois que ça vous arrivera, vous pourrez toujours raconter que vous testiez la criticalité auto-organisée!
Le monde vivant serait-il en état critique?
Le vivant semble être un excellent candidat à ce genre de modèle car on y trouve toutes les caractéristiques requises: un système hors d’équilibre alimenté en permanence par un flux d’énergie, une myriade d’éléments microscopiques (1011 neurones, 3 milliards de paires de nucléotides dans l’ADN) éligibles aux lois de la physique statistique, de l’aléatoire et des forces contraires. Longtemps cette hypothèse est demeurée spéculative faute de preuve expérimentale; ce n’est que récemment que l’on a pu mesurer sa pertinence en confrontant les modèles théoriques aux mesures réelles. Avec succès semble-t-il : que ce soit pour les décharges neuronales, pour l’expression génétique des cellules immunitaires, ou pour le fonctionnement en réseau des gènes régulateurs, tous les systèmes testés semblent ajustés sur un état critique avec lois de puissance, fluctuations à toutes échelles, comportement collectif etc.
Un tel état intermédiaire entre l’ordre du cristal (peu sensibles aux perturbations externes) et le chaos de la fumée (amplifiant la moindre perturbation) expliquerait comment le vivant parvient à être à la fois très stable (l’homéostasie) et à conserver une extraordinaire capacité de réaction face à certaines perturbations bien précises. Les cellules du système auditif par exemple tirent de cette « criticalité » une extraordinaire capacité à discriminer et amplifier certaines fréquences très précises noyées au milieu du bruit.
En extrapolant un peu, on pourrait imaginer que la « criticalité » du système génétique explique l’extraordinaire adaptabilité de l’expression du phénotype dont je vous avais parlé dans ce billet sur la plasticité du vivant:
- extraordinairement robuste vis-à-vis des perturbations mineures liées à l’environnement ou aux erreurs de code génétique,
- très plastique au contraire dans certaines circonstances précises: soit au cours du développement (sous l’effet de certains changements hormonaux), soit en cas de perturbation majeure de l’environnement.
Une même cause expliquerait ainsi à la fois la capacité des organismes à se transformer au cours de leur croissance (micro-évolution) et l’évolution rapide des espèces selon le schéma des équilibres ponctués (macro-évolution).
Bon, mais encore une fois, ce ne sont que des spéculations…
Il y a un autre domaine, où je suis prêt à parier qu’on a affaire à un régime critique, même si ce n’est pas encore démontré: il s’agit du passage de la veille au sommeil. Le cerveau fonctionne assez différemment selon qu’on est éveillé (ondes à hautes fréquences et faibles amplitudes) ou endormi (ondes de grande amplitude et basses fréquences). En étudiant des rats éveillés plus longtemps que d’habitude, les chercheurs ont observé que certains groupes de neurones passent brièvement « en sommeil » chez les rats maintenus éveillés. Il se forme ainsi des espèces de « bulles » de sommeil dans le cerveau, qui se multiplient et grandissent de plus en plus à mesure que la fatigue augmente jusqu’à faire basculer intégralement l’ensemble du cerveau en mode « sleep ». Quelque chose me dit qu’une telle transition a toutes les propriétés d’un bon vieux changement d’état physique…
Des lois de puissance partout!?
La théorie de Per Bak est fascinante car elle offre une explication simple et universelle à un tas de phénomènes très divers qui, comme le tas de sable, semblent obéir statistiquement à des lois de puissance: l’évolution des cours de bourse, les statistiques sur la taille des villes, l’audience des sites sur internet, la fréquence des mots, le nombre d’espèces par genre, l’intensité des guerres et des éruptions solaires, l’importance des catastrophes géologiques… les lois de puissance sont partout!
Et bien entendu le nombre de fois où l’expression « power laws » est employée dans les articles scientifiques suit elle-même une loi de puissance:
Comme le nombre d’or, la criticalité auto-organisée finit par être elle-même victime de son succès. Elle est si fascinante qu’on finit par la voir là où elle n’est pas. Une équipe de chercheurs a ainsi passé une dizaine d’années à se demander pourquoi les trajectoires des animaux cherchant leur nourriture suivent des lois de puissance (ici), avant de s’apercevoir que ce n’est pas du tout le cas (là).
Le concept élastique de la SOC et ses graphiques spectaculaires en font un outil de choix pour toutes les théories iconoclastes. Les Français en sont particulièrement friands, avec par exemple la théorie de la relativité d’échelle de l’école Chaline-Grou-Nottale, qui explique tout sur tout grâce à elle, de la physique quantique à la relativité générale en passant par l’évolution et les phénomènes sociaux. L’astrophysicien François Roddier a de son côté développé une théorie thermodynamique de l’évolution -très intéressante au demeurant, je vous conseille sa conférence et son blog – qui unifie les lois de l’Univers, celles du cerveau et de l’économie..
Cet engouement pour les lois de puissance a fini par agacer certains physiciens, qui par dérision ont créé une boutique sur le net en leur honneur. Avec bien sûr la recette miracle pour devenir célèbre:
Indigestion de SOC…
Leur première critique porte sur la réalité de toutes ces lois de puissance. Observer une droite sur une courbe en Log-log n’est pas une preuve, loin de là! Faute de mesures faites sur plusieurs ordres de grandeur et de méthodes statistiques très rigoureuses on se laisse facilement abuser par une bête loi géométrique ou exponentielle.
En 2009, une équipe de chercheurs américains a passé au crible 26 statistiques réputées pour leur loi de puissance. Résultat des courses: seule la fréquence des mots (la loi de Zipf) et la relation entre taille et métabolisme dans le monde animal passent le test avec succès. Les mesures sur les systèmes biologiques (interactions entre protéines, réseau métabolique de Escherichia Coli) s’étalent sur un trop petit nombre d’ordres de grandeur pour être significatives. Même des lois de puissance très célèbres comme celle sur les tremblements de terre (loi de Gutenberg-Richter), la structure du réseau internet, la répartition des richesses, la taille des villes laissent nos chercheurs très sceptiques…
Deuxième critique: quand bien même on a affaire à une loi de puissance, elle ne traduit pas forcément l’existence d’une criticalité auto-organisée. La force de gravité suit une loi de puissance (en 1/r²) sans qu’on n’ait eu besoin d’invoquer jusqu’ici sa criticalité. De façon générale il y a bien des façons d’obtenir une loi de puissance. Par exemple si vous brisez un bâton à un endroit quelconque sur sa longueur et que vous recommencez de nombreuses fois l’opération avec les morceaux obtenus, la taille des débris finit par suivre une loi d’échelle. Un tel processus pourrait expliquer la distribution en loi de puissance des tailles de cratères et de météorites (si tant est que c’en est une).
Un taux de croissance géométrique aléatoire produit aussi une loi de puissance. Si chaque ville s’accroît (ou si chaque individu s’enrichit) d’un pourcentage aléatoire chaque année, la distribution des tailles de ville (ou celle des richesses individuelles) suit une loi de puissance. Rien d’optimal ou de critique là-dedans. Même pour la loi de Zipf sur le mot, on avait vu dans ce billet à quel point son interprétation en termes d’optimalité du langage reste un sujet polémique.
Bref le débat est loin d’être clos entre les adorateurs de l’état critique auto-organisé et les critiques féroces de cette théorie. Personnellement je suis dubitatif lorsqu’on tente de l’appliquer à tout et n’importe quoi, mais continue à la trouver très pertinente pour expliquer les changements d’état soudains d’un (éco)système hors d’équilibre. Comme ces vols d’étourneaux par exemple, que je trouve proprement fascinants:
[vimeo 58291553]
Et vous, vous en pensez quoi?
[1] L’expérience prouve en fait que ce n’est pas exactement vrai pour des grains de sable, mais en revanche ça l’est avec des grains de riz!
Sources:
Per Bak: Quand la nature s’organise
Mora& Bialek: Are Biological Systems Poised at Criticality?
Stumpf & Porter, Critical truths about power laws (2012)
Clauset, Shalizi & Newman, Power-law distributions in empirical data (2009)
Cet excellent article sur le sujet: Phase transition and power laws
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