Part 2: les phases, simple affaire de statistiques…
On a vu dans le dernier billet que certains changements de phase exhibent toutes les propriétés de l’auto-organisation: un effet de seuil où le système change brutalement de forme bien sûr, mais aussi une invariance d’échelle des paramètres microscopiques – tels que la concentration des phases, l’orientation magnétique des atomes etc. régis par des lois de puissance leur conférant une étrange coordination collective. Comme on va le voir, cette universalité s’explique par de simples lois statistiques qui se retrouvent dans d’autres formes de transitions très éloignées de la physique…
Le modèle de la percolation
Imaginez une très grande grille dont les mailles peuvent être dans deux états: conducteur (en rouge) ou isolant (en blanc). La grille ne laisse passer le courant que s’il existe un chemin continu de conducteurs d’un bord à l’autre. On peut aussi imaginer la grille comme un filtre rempli de café moulu: les mailles sont les interstices entre les grains de café et elles peuvent être soit libres soit bouchées. Le café ne percole à travers le filtre que s’il trouve un chemin libre traversant toute l’épaisseur du café.
Au niveau macroscopique, la grille n’a que deux états possibles: « percolante » s’il existe un amas géant de conducteurs (ou d’interstices jointifs), « isolante » dans le cas contraire. On commence avec peu de noeuds conducteurs et l’on augmente progressivement leur proportion p: Au début la grille ne percole pas car tous les amas conducteurs sont petits. A mesure que p augmente, leurs tailles augmentent jusqu’à une probabilité seuil (pc à environ 59%) au-delà de laquelle la grille a toutes les chances de devenir percolante. Ce passage d’un état à l’autre a (presque) tous les ingrédients d’un changement d’état de la matière:
- Comme on le voit sur le graphique, plus la grille est grande plus l’effet de seuil est marqué: les très grandes grilles sont presque toujours isolantes pour p<59% et changent subitement d’état à 59% exactement, tout comme l’eau bout à 100° pile poil. Notre modèle illustre la nature statistique des transitions de phase, qui ne se produisent que dans les systèmes formés d’un nombre immense d’éléments microscopiques. « More is different » comme disait le prix Nobel Phil Anderson à ce propos…
- Au point critique, le système devient sensible à certaines perturbations bien ciblées. Il suffit de retirer un noeud conducteur bien choisi pour que la grille cesse d’être percolante. De la même façon, la moindre perturbation à la température de Curie peut inverser la polarité obtenue après refroidissement de l’aimant. On retrouve le sens habituel de ce qu’est un « état critique », c’est-à-dire très vulnérable en certains endroits.
- Aux alentours de la probabilité critique, la taille des amas conducteurs suit une distribution en loi de puissance |p-pc|-α exactement comme les paramètres d’un changement d’état de la matière à la température critique:
(Comme on n’a pas supposé dans ce modèle qu’il y a des interactions entre les noeuds de la grille, on ne retrouve pas les mêmes exposants critiques « universels » que dans un changement d’état de la matière où de telles interactions existent)
Cette invariance d’échelle se retrouve également présente dans la géométrie de l’amas « géant » qui rend la grille percolante. Si l’on prend une photo de la grille à la probabilité critique, l’amas géant reste semblable à lui-même quelque soit la finesse du grain de la photo prise. C’est ce que Bernard Sapoval ‘appelle malicieusement l’ invariance par « agraindissement » (grain coarsing en anglais).
La percolation est sans doute la modélisation la plus simple [1] d’un changement de phase. Et puisqu’elle en possède toutes les propriétés sans qu’on ait fait d’hypothèse particulière sur la composition chimique ou les forces physiques en présence, on peut s’attendre à trouver des phénomènes très semblables ailleurs que dans les changements de matière.
Des embouteillages très critiques
Les embouteillages fournissent un exemple très simple de changement de phase né de la pure loi statistique. Quand la densité de voitures dépasse un certain seuil, un bouchon peut se former subitement sur la route sans raison apparente. Il grossit jusqu’à un certain point puis tout aussi bizarrement se dissout avant de se reformer un peu plus loin.
Des physiciens se sont amusés à reconstituer le phénomène avec la simulation la plus simple possible. On place des voitures aléatoirement sur une grille. Les bleues vont de haut en bas et les rouges de gauche à droite. A chaque instant chaque voiture se déplace d’un cran si le noeud suivant est libre, sinon elle patiente jusqu’à l’instant d’après. Une fois arrivé au bout de la grille, elle réapparaît au départ. Lorsque la densité de voitures est faible (ici 28%) la circulation est fluide:
https://www.youtube.com/watch?v=42rRrJKj2gA 300 200
A l’inverse, si elle est trop forte (ici 60%) les voitures se retrouvent rapidement toutes bloquées les unes par les autres:
https://www.youtube.com/watch?v=QC_w1w4Q8fE 300 200
Lorsque la ville est suffisamment grande (« more is different ») il existe une densité critique -environ 32% pour une grille carrée- pour laquelle la circulation bascule d’un état à l’autre. Près de ce seuil le trafic s’organise à grande échelle, formant des figures géométriques très ordonnées à grande échelle:
Très près du seuil critique on observe des états intermédiaires où alternent embouteillages de toutes tailles et périodes de circulation fluide: https://www.youtube.com/watch?v=ff2wS_am-Aw
Ces états sont tantôt périodiques, tantôt chaotiques selon la valeur précise de leur densité de circulation. Il suffit d’un rien pour bifurquer d’un état périodique à un état chaotique. Et pour répondre au commentaire de @Steph dans le dernier billet, ces passages du périodique au chaotique suivent d’étranges règles découvertes en 1975 par le physicien américain Mitchell Feigenbaum, dont la représentation sous forme de diagramme est une magnifique figure fractale et dont je vous reparlerais sans doute un jour:
On voit ainsi avec ces deux modèles très élémentaires comment de simples considérations statistiques font émerger des changements de phase tout à fait similaires à ceux que l’on observe quand la matière change d’état. Mais ces modèles ont un défaut commun: ils n’atteignent leur état critique que si un gentil expérimentateur est là pour ajuster leur paramètre très près de sa valeur critique. Pour pouvoir vraiment parler d’auto-organisation pourrait-on imaginer qu’un tel système s’ajuste de lui-même près de cette valeur critique sans intervention extérieure? C’est ce que nous verrons dans le prochain billet.
[1] Simple, c’est quand même vite dit car le modèle en question est un casse-tête redoutable dès qu’on passe en dimension 3 (ce qui est quand même la moindre des choses pour un filtre à café) On ne sait en effet démontrer ce qui se passe exactement à la probabilité critique qu’en dimension 2… et aux dimensions supérieures à 18!
Billets connexes:
La constance des changements d’état (1), l’épisode précédent
Bernard Sapoval: Universalités et fractales
Le site sur le modèle Biham-Middleton-Levine
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