Le commissaire Adamsberg est un drôle de bonhomme, personnage central des romans policiers de Fred Vargas. Toujours à moitié perdu dans une demi-rêverie, attendant que ses intuitions remontent à la surface de sa conscience, « intuitions qui aux yeux de Danglard [son adjoint] s’apparentaient à une race primitive de mollusques apodes, sans pieds ni pattes ni haut ni bas, corps translucides flottant sous la surface des eaux, et qui exaspéraient voire dégoûtaient l’esprit précis et rigoureux du capitaine. Contraint d’aller vérifier car ces intuitions apodes se révélaient trop souvent exactes, par la grâce d’on ne sait quelle prescience qui défiait les logiques les plus raffinées. »(1)
Plus c’est compliqué, moins il faut réfléchir!
Cette « prescience » qui pourrait passer pour une figure de style amusante pourrait receler quelque chose de très profondément vrai. Ap Dijksterhuis (on va l’appeler Ap, hein) de l’université de Nijmegen est convaincu que la meilleure manière de résoudre un problème complexe est de penser… à autre chose. Son expérience favorite consiste à présenter les caractéristiques de plusieurs appartements (par exemple) à des étudiants volontaires puis à leur demander de choisir leur préféré, selon trois modalités:
– Un premier groupe doit répondre immédiatement, sans prendre le temps de réfléchir;
– Un second groupe a trois minutes pour réfléchir avant de répondre;
– Un troisième groupe doit d’abord faire des petits exercices intellectuels n’ayant rien à voir avec le schmilblik pendant trois minutes, avant de répondre au problème posé.
De manière très surprenante (… enfin, vu l’introduction j’imagine que vous ne serez quand même pas trop surpris), c’est le troisième groupe qui a le mieux répondu (59% de bon choix), mieux que ceux qui ont répondu après réflexion (47%) ou que ceux qui ont répondu immédiatement (36%).
D’autres expériences du même type ont confirmé et généralisé ce résultat: être distrait avant de répondre permet – semble-t-il(2) – de prendre de meilleures décisions et de mieux structurer ses souvenirs.
Bon, mais tout ça ne montre-t-il pas tout simplement qu’il faut prendre du recul avant de décider? Et que pour avoir un « œil neuf » sur un problème, il suffit d’interrompre un moment sa pensée consciente -par exemple pour ne pas partir d’emblée sur de mauvaises pistes ou sur une perception biaisée. Pour en avoir le cœur net, Ap a renouvelé l’expérience avec un quatrième protocole: cette fois-ci, après avoir présenté les différents appartements aux étudiants, on les distrayait directement pendant quelques minutes sans leur avoir dit qu’ils devraient ensuite choisir l’un de ces appartements. Dans ces conditions de « distraction pure », les choix se sont avérés bien moins bons que ceux des étudiants prévenus d’avance qu’ils auraient à choisir un appartement. Ce qui se passe dans notre tête pendant la période de distraction n’est donc pas un simple automatisme, passif, mais un processus mental actif qui dépend du but recherché, même s’il se fait à notre insu.
On a VU l’intuition!
Ap appelle ça « pensée inconsciente ». Personnellement, je n’aime pas ce terme « d’inconscient » car on ignore s’il échappe complètement à la conscience ou pas. Ce serait plutôt une pensée non dirigée, autonome, qui suit son cours toute seule, sans qu’on y fasse attention. L’intuition en marche, en quelque sorte, qui éblouit parfois la conscience d’une bouffée d’inspiration au moment le plus inattendu. Je ne sais pas vous, mais pour moi certaines activités très automatiques -comme faire la vaisselle, ranger des papiers ou faire des longueurs de piscine- m’aident à « mettre de l’ordre » dans ma tête, sans que j’y prête attention. En laissant mon esprit dériver, certaines idées se forment, des nœuds se délient parfois ou bien encore je me rappelle d’une chose importante que j’ai oublié de faire. Laisser vagabonder son esprit stimule paradoxalement son cerveau. Cette hypothèse vient d’être récemment confirmée par l’imagerie cérébrale: en examinant des sujets en train de rêvasser ou de faire des tâches automatiques, on a mis en évidence la très grande activité des zones cérébrales normalement dédiées à la réflexion.
Comment fonctionne cette pensée inconsciente reste un peu mystérieux. On peut faire l’analogie avec la manière dont on on arrive à estimer instinctivement des quantités approximatives. Le Pr Stanislas Dehaene (mon héros!) décrit un modèle où, face à une quantité donnée, nous compilons inconsciemment la réponse statistique de certains de nos neurones pour formuler une estimation du résultat. La pensée « inconsciente » pourrait fonctionner de la même manière: les informations reçues seraient intégrées mentalement puis pondérées automatiquement selon différents critères. Le résultat statistique de cette compilation inconsciente fournirait une réponse intuitive. Selon cette hypothèse, plus le temps « d’incubation » est long et plus la réponse devrait être statistiquement pertinente. Bingo! C’est justement ce qu’a constaté Ap dans ses expériences: pour un problème donné, les participants répondent mieux après 7 minutes de distraction qu’après 2 minutes.
Les secrets du cerveau dilettante
Pourquoi cette pensée inconsciente serait-elle plus efficace qu’une pensée rationnelle, focalisée sur le problème à résoudre? Ap avance plusieurs explications:
1) Il est plus difficile de traiter consciemment beaucoup de variables en même temps
Notre traitement conscient est très efficace pour faire des calculs précis ou des raisonnements exacts, mais sa capacité est limitée par notre mémoire de travail qui ne peut traiter qu’un petit nombre de variables simultanément. Certes, on a vu dans un précédent billet comment les autistes savants trouvent des astuces pour réussir des prouesses mentales. Mais face à une situation inédite, nous sommes contraints de privilégier quelques critères seulement et l’expérience montre qu’on a tous les risques de ne pas choisir les bons.
A l’inverse, notre pensée « inconsciente » prendrait en compte toutes les variables, mais de manière plus diffuse et moins précise. Pour reprendre l’exemple des nombres, on ne peut pas faire inconsciemment d’arithmétique précise mais on peut intuiter correctement un résultat.
En conformité avec cette interprétation, Ap a montré que lorsque le nombre de critères de choix est petit, les décisions prises « en conscience » sont plus pertinentes. A l’inverse, pour un grand nombre de critères, ce sont les décisions prises après une période de distraction (« pensée inconsciente ») qui sont les plus efficaces:
2) La pensée consciente se raccroche (trop) aux critères facilement verbalisables
Réfléchir c’est en quelque sorte engager un dialogue intérieur, une délibération avec soi-même. Mais comme dirait Lapalisse, on ne peut parler que de ce qui est verbalisable. La réflexion consciente se polariserait donc sur les critères les plus accessibles, les plus facilement verbalisables. Selon la manière dont le problème est posé, les gens se font très vite un préjugé qui biaise leur interprétation des informations qu’ils reçoivent par la suite. Que ce soit pour des sondages ou des témoignages judiciaires, on sait bien que le contexte dans lequel est posée la question influe beaucoup sur la réponse. L’occasion rêvée de vous montrer la vidéo géniale de Dan Ariely à ce sujet:
L’hypothèse de Ap est qu’au lieu d’appliquer des préjugés ou des règles apprises, la maturation inconsciente d’un problème serait plus à même d’intégrer de nouvelles logiques, de saisir l’insaisissable, d’échapper aux fausses évidences. Vous avez sûrement éprouvé ça en écoutant un raisonnement faux: tous les arguments tiennent, mais on « sent » que la démonstration ne tient pas, sans pouvoir dire où. Et finalement la méthode classique des (+) et des (-) classés en colonnes représentant chacune un des choix possibles, pourrait n’être qu’un drôle de moyen de confirmer une intuition encore mal assurée.
3) La pensée consciente pondère mal les critères de choix
Dans la vie de tous les jours, il y a rarement de bons ou de mauvais choix car chacun évalue en fonction de ses critères très personnels. Pour aller plus loin, Ap a donc mesuré la satisfaction des consommateurs quelques semaines après leur achat, selon qu’ils avaient longtemps réfléchi à leur choix avant de l’acheter ou pas et en fonction de la complexité de leur achat. Comme produit complexe il a choisi des meubles IKEA, en hommage à tous ceux qui ont hésité des heures entre une cuisine Smölbrood et une Krugstuurdt. Les consommateurs de produits IKEA étaient d’autant plus satisfaits de leur achat qu’ils y avaient peu réfléchi avant d’acheter. Et l’inverse était vrai pour les achats plus simples (des vêtements et accessoires de la chaine Bijenkorf):
Ça me rappelle le livre de Jean Didier Urbain « le voyage était presque parfait » qui explique comment rater ses vacances en dix leçons: l’une des règles d’or est justement de préparer minutieusement son voyage dans les moindres détails et de laisser le moins de place possible à l’improvisation.
Du bon usage de la rêverie…
Si ces résultats sont contre-intuitifs, c’est que malgré une littérature foisonnante d’exemples de génies dilettantes, notre culture occidentale se méfie viscéralement de l’instinctif, associé à je-ne-sais-quoi de non intelligent. La réflexion consciente, le raisonnement rationnel ne sont-ils pas à la source de notre progrès et de nos savoirs, depuis que l’humanité existe?
Evidemment tout ça ne veut pas dire que la concentration et l’attention soient inutiles. Mais face à un problème difficile, ces résultats suggèrent qu’une dose d’insouciance et de maturation inconsciente peut être plus efficace qu’un acharnement inutile… à condition bien sûr d’être très motivé par la question posée. Pas évident de penser à autre chose quand on est titillé par un problème qui vous résiste! C’est un peu comme vous conseiller de rester calme si un chien fait mine de vous sauter dessus.
Finalement, cette pensée « inconsciente » c’est un peu la revanche de la rêverie sur le travail, de la poésie sur le rationnel, du bordel ambiant sur l’ordre et du pifomètre inspiré sur le control freak. A méditer tranquillement…
(1)Extrait de « Sous les vents de Neptune ». Pour en savoir plus sur Jean-Baptiste Adamsberg, lisez aussi les autres polars captivants de Fred Vargas, notamment « L’homme à l’envers », « Pars vite, reviens tard » etc…
(2) « Semble-t-il », car des chercheurs français ont contesté ces résultats par d’autres expériences qui feraient apparaître la très faible différence de performance entre décision immédiate et décision « après distraction »: Does ‘inconscious thought’ improve complex decision making? de Rey, Glodstein et Perruchet (Psychological Research, 2009)
Sources:
Le site de Ap Dijksterhuis « Unconscious Lab » avec le lien sur tous ses papiers.
Think Different: The Merits of Unconscious Thought in Preference Development and Decision Making, Ap Dijksterhuis (Journal of Personality and social Psychology, 2004) pour un exposé de ses premières expérimentations
A theory of unconscious thought , Ap Dijksterhuis (Association of Psychological Science, 2006) sur les atouts de la pensée inconsciente.
On the goal-dependency of unconscious thought, Ap Dijksterhuis (Journal of Experimental Social Psychology, Jan 2008) sur l’influence des intentions sur l’efficacité de la pensée « inconsciente »
Quand le cerveau rêvasse, il travaille vraiment, Futura-sciences Mai 2009.
Billets connexes:
Les neurones des nombres, sur le sens inné des quantités, billet inspiré des cours de Stanislas Dehaene.
8 comments for “Eloge du pifomètre”