E dans l’O: la géométrie de l’électromagnétisme

« Autant que je sache, tous les résultats a priori de la physique ont eu leur origine dans la symétrie » – Hermann Weyl, Symétrie et mathématiques modernes (1964).

Cette semaine, je vous propose d’explorer les étonnantes correspondances entre électromagnétisme et symétries spatiales. D’abord dans le cadre de la physique classique, où rotations et translations s’assimilent aux champs magnétique et électrique. Ensuite dans le cadre de la physique quantique, où cette dualité est encore plus belle et profonde… Pas d’équations, promis juré!

1) Pourquoi le champ électromagnétique est plus à l’aise en trois dimensions?

Je vous ai parlé dans un précédent billet des raisons pour lesquelles certains chercheurs traquent frénétiquement d’éventuelles dimensions cachées. La question se pose essentiellement pour la gravité mais à part quelques rares tentatives (voir ce commentaire à ce sujet), on laisse en général le champ électromagnétique tranquille dans nos trois bonnes vieilles dimensions spatiales. Une telle différence de traitement ne doit rien au hasard: le champ électromagnétique entretient en effet des relations bien plus profondes qu’il n’y paraît avec la géométrie de notre espace. Le sujet est passionnant mais complexe alors voici ma compréhension du sujet. Comme d’hab je compte sur votre vigilance si je m’égare…

Comme son nom l’indique un champ électromagnétique couple un champ électrique (E) et un champ magnétique (B).  Un « champ » en physique décrit l’évolution d’une grandeur, par exemple la vitesse et la direction du vent, en chaque point de l’espace (voir ci-contre). Dans le cas présent, le champ magnétique décrit la direction vers laquelle pointe une boussole et l’intensité de la force qui l’attire dans cette direction. Idem pour le champ électrique, qui correspond à l’attraction (ou la répulsion) entre particules chargées.

Translation avec un grand E, rotation avec un grand B

Vu de loin, ces deux champs se ressemblent pas mal, définis par un vecteur à trois composantes en chaque point. Mais à y regarder de plus près, ces forces sont  de nature assez différentes: le champ électrique attire (ou repousse) une particule dans une direction donnée (F=qE). Il infléchit le mouvement de la particule indépendamment de la trajectoire qu’elle poursuit, tout comme la gravité infléchit un mouvement verticalement. Le champ magnétique lui, fait pivoter la trajectoire de la particule autour de la direction de B (F=qv^B). Son influence dépend donc de l’orientation de la trajectoire de la particule par rapport à B:  nulle si la particule se déplace dans l’axe de B et maximale si elle se déplace orthogonalement à B.

Bref, E tire ou pousse sur la particule alors que B la fait tourner. « Glisser » et « tourner » sont les seules influences dont est capable l’électromagnétisme et elles correspondent à toutes les transformations possibles d’un objet indéformable qu’on appelle les isométries directes (qui conservent les mesures sans retourner l’objet dans un miroir).

Si l’on va jusqu’au bout de cette analogie, le champ électrique qui infléchit la trajectoire d’une particule selon une direction et avec une intensité donnée, correspond à une translation. Le champ magnétique correspond bien sûr à une rotation. Cette analogie n’est pas du tout superficielle: elle se lit au cœur des équations de Maxwell qui décrivent mathématiquement le champ électromagnétique en chaque point et à chaque instant [1] Tout champ électromagnétique est une combinaison de ces deux effets, à la façon dont une isométrie directe se décompose en une translation et une rotation.

Combien de rotations et de translations?

En dimension 3 il y a trois rotations élémentaires et trois translations élémentaires correspondant aux trois dimensions spatiales. La dualité est parfaite entre le groupe des rotations et celui des translations. Mais comme le fait judicieusement remarquer Ehrenfest, cela n’est vrai qu’en dimension 3. S’il y a n dimensions, il faut n nombres pour caractériser une translation quelconque, il existe donc n translations élémentaires. Combien y a-t-il de rotations? On peut s’en faire une idée en notant qu’une rotation fait toujours tourner un plan sur lui-même, et qu’elle laisse inchangées les autres dimensions de l’espace:

– en 2D, tout le plan tourne sur lui-même,
– en 3D, le plan perpendiculaire à l’axe de rotation tourne sur lui-même.
– en 4D la rotation admet un plan de rotation (invariant) et c’est le plan orthogonal qui tourne sur lui-même etc.

Le plan qui tourne sur lui-même est défini par deux directions particulières dans l’espace. Il existe donc n(n-1)/2 façons de choisir ce plan (deux dimensions parmi n). Il y a donc n(n-1)/2 types de rotations dans l’espace.

En dimension 2 il y a 2 familles de translations (n=2) et 1 famille de rotation (2*1/2=1)
En dimension 3 il y a 3 familles de translations (n=3) et 3 familles de rotations (3*2/2=3)
En dimension 4 il y a 4 familles de translations (n=4) et 6 familles de rotations (4*3/2=6)
En dimension 5 il y a 5 familles de translations  (n=5) et 10 familles de rotations (5*4/2=10) etc.

Ehrenfest avait donc raison, il n’y a qu’en dimension 3 qu’on trouve autant de rotations que de translations, ce qui explique la dualité parfaite entre électricité et magnétisme. Dans les autres dimensions, l’une des deux forces a plus de degrés de libertés que l’autre. L’équilibre entre électricité et magnétisme exige donc trois et seulement trois dimensions spatiales…

2) L’électromagnétisme quantique: un E dans l’O…

Mais les liens entre géométrie et électromagnétisme sont encore plus profonds lorsqu’on plonge dans l’univers étrange de la physique quantique. Le sujet est complexe et toutes les analogies pédagogiques ont leur limite, mais je vais essayer de vous faire toucher du doigt cette correspondance troublante. Vous savez sans doute que la lumière peut-être décrite aussi bien comme une onde électromagnétique que comme un flux de photons. Cette dualité onde-particule est en fait tout à fait générale et l’on peut décrire n’importe quelle particule par une « fonction d’onde » qui lui est propre.

Feynman a proposé une façon simple de se représenter cette fonction d’onde: à toute particule chargée est attachée un petit chronomètre, dont l’aiguille tournante indique la phase de l’onde associée en ce point et en cet instant donné. Au lieu de décrire l’influence des forces électromagnétiques sur un électron, l’électrodynamique quantique (QED en anglais) décrit donc l’interaction entre l’onde électromagnétique et la fonction d’onde associée à l’électron. Jacques Léon reprend sur son site l’analogie du chronomètre de Feynman pour visualiser cette interaction. Imaginez que les  aiguilles des chronomètres soient toutes reliées entre elles par des petits ressorts.

Dans une région vide de l’espace-temps, la phase de l’onde est partout la même, les ressorts sont tous au repos, le champ électromagnétique est nul. Si maintenant on change le potentiel électrique en un point, on modifie la phase de l’onde en ce point [2]. L’aiguille du petit chronomètre change d’orientation mais subit la tension des ressorts qui la relient aux autres chronomètres. Cette tension est l’image du champ électromagnétique qui s’est créé en ce point.

Invariances de jauge globale

Changeons le potentiel électrique de la même façon partout dans l’espace. C’est comme si on recalibrait tous les petits chronomètres de la même façon partout et en même temps. Un tel recalibrage porte le nom de transformation de jauge globale (global puisque le changement est le même partout). Suite à cette transformation, les ressorts reliant les petites aiguilles sont toujours au repos et le champ électromagnétique toujours nul:

Si on change toutes les phases de façon uniforme, les ressorts restent au repos

Je vous ai raconté dans un précédent billet pourquoi l’invariance d’une loi physique traduisait toujours la conservation d’une certaine grandeur: l’invariance des lois du mouvement par translation dans l’espace traduit la conservation de la quantité de mouvement, l’invariance des lois dans le temps reflète la conservation de l’énergie etc. Dans le cas présent, « l’invariance du champ électromagnétique par une transformation de jauge globale » est juste une manière compliquée de dire que la charge électrique du système se conserve. Rien de très nouveau, mais la suite est plus intéressante.

Invariances de jauge locale

Transformation de jauge globale et locale

Que se passerait-il si au lieu de faire tourner toutes les aiguilles d’un angle constant autour du cercle, on faisait varier continûment cet angle d’un point à l’autre de l’espace-temps? Ce recalibrage variable de la phase s’appelle une transformation de jauge locale (locale puisqu’elle varie d’un point à l’autre de l’espace-temps, contrairement à la transformation de jauge globale). On pourrait penser qu’un tel bouleversement des aiguilles crée des tensions et des compressions sur les ressorts, signe d’une modification du champ électromagnétique en chaque point. Et bien pas du tout: tous les ressorts restent au repos, comme si le champ électromagnétique s’ajustait automatiquement pour compenser ces déformations locales:

Si l’on modifie le potentiel électrique (donc les phases de la fonction d’onde) en A et B de façon continue, il se crée une tension dans les ressorts joignant A, B et C (flèches rouges). Cette tension est automatiquement compensée par le champ électromagnétique (flèches bleues) et le système n’est pas perturbé par rapport à sa configuration initiale.

Les lois physiques émergent-elles de la symétrie mathématique?

Le champ électromagnétique est donc « invariant par changement de jauge locale »; derrière cette phrase compliquée se trouve l’idée fascinante que l’électromagnétisme admet les mêmes symétries qu’un cercle. Mais il ne s’agit pas d’une simple analogie: toutes les lois de l’électromagnétisme se déduisent de cette propriété géométrique! Autrement dit, le champ électromagnétique est une conséquence de son invariance de jauge locale par le groupe U(1) des rotations du cercle. Si de retour de mission dans la 34eme dimension, vous pensez avoir découvert une nouvelle forme d’énergie mais que son champ est invariant par un changement de jauge locale, alors vous pouvez être sûr que votre découverte n’est autre qu’un champ électromagnétique. Dommage!

Cette dualité fondamentale entre électromagnétisme et les symétries du cercle a révolutionné la manière d’envisager la physique. Comme l’écrit le physicien Lochak [3], « le passage du concept de symétrie émanant des lois physiques à celui des lois physiques émanant de la symétrie, constitue la grande rupture entre la physique de notre siècle et la physique passée. » Ce pont jeté entre physique et géométrie a en effet permis de construire tout le bel édifice du modèle standard de notre physique moderne! Mais c’est une autre histoire…

Sources et références:
[1] Le champ magnétique correspond en effet au « rotationnel » du vecteur-potentiel A, il mesure la tendance de ce champ-vectoriel  à tourner autour du point. Le champ électrique s’écrit comme le « gradient » d’une fonction et indique donc dans quelle direction cette fonction varie le plus.
[2] C’est assez simple à voir pour une particule libre plongée dans un potentiel électrique indépendant du temps. L’équation de Shrödinger s’écrit dans ce cas:
, dont la solution est:

Augmenter le potentiel de ΔV en chaque point revient donc à changer la fonction d’onde en , c’est-à-dire à recalibrer sa phase uniformément.

[3] G. Lochak, la géométrisation de la physique (1994)

L’article d’Ehrenfest sur la « preuve » de la dimension 3 en électromagnétisme
Le cours de Jacques Léon sur les symétries de la QED
Une autre manière de voir les choses, sur ce blog de physique (en anglais)
Pour aller plus loin et voir à quoi ressemblent les équations des transformations de jauge locale , je vous suggère ce cours en ligne.

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