Devinette: quelle différence entre un canard…

> … et un supertanker, un porte-avion ou une planche à voile? Amis lézards des plages qui avez terminé votre sudoku, cette question est pour vous. Quel est l’angle du V que forme le sillage des bateaux qui croisent à l’horizon?

« Ca dépend de leur vitesse! » répondront les plus impulsifs. Mmhhh… si vous faites du ski nautique, vous savez bien que ce fameux V si difficile à passer, reste le même quand le bateau accélère…

Ca dépend du tonnage alors? Bof. Regardez les photos ci-dessous: un porte-avion laisse le même sillage qu’un escorteur beaucoup plus léger que lui.

Etrange non?

Il faut vous rendre à l’évidence: quelque soit le truc qui avance (du moment qu’il va suffisamment vite et en eau profonde) son sillage en V fait toujours 39° à peu près, qu’il s’agisse d’un bateau, d’un canard ou de la ligne qu’un pêcheur ramène (à droite).


Il a fallu attendre 1885 pour que Lord Kelvin, l’inventeur du zéro absolu, comprenne cette bizarrerie qu’on appelle un sillage de Kelvin,
en tout seigneur tout honneur. Mais ses calculs sont diablement compliqués alors je vous propose une explication beaucoup un peu un tout petit peu plus simple, à partir des sources que j’ai trouvées sur le sujet… Ames sensibles, si le X vous choque passez la suite!


Le sillage d’un avion

Commençons par un problème plus simple: la forme du sillage laissé par un avion supersonique
En fendant l’air, l’avion crée sur son passage une onde de pression qui se propage dans l’espace à la vitesse du son c. S’il va plus vite que le son, l’avion laisse derrière lui une ribambelle d’ondes sphériques qui se dilatent progressivement, un peu comme si on tirait une rafale de cailloux dans l’eau. Ces ondes se combinent -interfèrent disent les physiciens- les unes avec les autres. Or ce qu’on perçoit comme l’onde de choc est le lieu est le lieu où elles s’additionnent au maximum (c’est pour ça que quand elle touche le sol, elle libère son énergie et fait « bang »): c’est donc l’enveloppe de ces petites sphères, qui forme donc un cône derrière la queue de l’avion. Vu du sol, ça forme un sillage en V.

Raisonnons dans un plan: lorsque l’avion passe du point A à B dans un laps de temps t à la vitesse v, il parcourt la distance vt. De son côté, l’onde initialement créée en A est maintenant devenue un cercle de rayon ct et de centre A. Pour trouver l’angle du sillage, il suffit de remarquer que l’onde de choc cherchée est la tangente à ce cercle qui passe par le point B. AM (rayon) et MB (tangente) sont perpendiculaires donc la pente du cone fait un angle b tel que sin(b)=ct/vt=c/v.

Pour les méticuleux, choisissons le passage de l’avion en B comme origine du temps et des abscisses et appelons -α l’abscisse de A. L’équation de l’onde circulaire autour de A est f(x,y,t,α)=(x+α)²+y²-c²(t+α/v)²=0 (1)
L’enveloppe de ces ondes est par définition l’ensemble des points qui vérifient à la fois cette équation et ∂f/∂α=0
Cette dernière condition s’écrit (x+α)=c²/v(t+α/v)
En éliminant t dans l’équation (1), on obtient y=±(x+α)/c√(v²-c²) ce qui représente deux séries de droites
de pentes ±1/c√(v²-c²), c’est-à-dire l’angle d’un triangle rectangle dont un côté mesure c et l’hypothénuse vaut v.


L’angle du cône de l’onde de choc varie donc en fonction de la vitesse de l’avion. A la vitesse du son (Mach1), ce cône est un plan perpendiculaire à la trajectoire de l’avion. Et plus l’avion va vite, plus le cône est profilé… Votre première intuition était donc la bonne pour les avions: l’angle de leur sillage dépend effectivement de leur vitesse. Mais dans le cas d’un bateau ou d’un canard, les choses se compliquent!

Passons à l’eau dispersante…

D’abord, la vitesse de propagation d’une onde dans l’eau dépend maintenant de sa longueur d’onde.
Alors que la vitesse des ondes électromagnétiques ou sonores dans l’air est constante, dans l’eau les grandes longueurs d’ondes courent plus vite que les petites. On appelle ça un milieu dispersif, car des longueurs d’ondes différentes s’y séparent rapidement, tout comme un prisme décompose la lumière en faisceaux colorés divergents.

Le bateau crée à chaque instant toute une série d’ondes de longueurs d’onde différentes λ1, λ2, λ3… qui se propagent à des vitesses différentes en cercles concentriques le long de sa trajectoire. Ne nous laissons pas abattre et reprenons la méthode précédente (sans les calculs promis!) avec un bateau qui va de A en B: une longueur d’onde quelconque λi émise en A a donné l’équivalent de notre onde de choc en un point Mi tel que AMi et BMi sont perpendiculaires. L’ensemble de ces points M (j’arrête avec les indices, vous avez compris le principe) forme donc le cercle de diamètre AB.



Les ronds dans l’eau

L’autre particularité des ondes qui se propagent dans l’eau profonde, c’est que contrairement aux ondes sonores ou électromagnétiques, leur maximum d’énergie se déplace deux fois moins vite en moyenne que les ondes elles-mêmes. Pour avoir une idée du phénomène regardez de plus près la surface de l’eau après y avoir jeté un caillou: le « rond » extérieur dans l’eau est en fait constamment alimenté par les crêtes des petites vagues, qui proviennent du centre, se propagent plus vite que lui (deux fois plus vite) et meurent aussitôt après qu’elles l’atteignent. L’anneau que l’on voit n’est pas l’une de ces vagues, mais l’endroit où elles se combinent à leur maximum: c’est un paquet d’onde et non pas une onde particulière.

On voit bien ce phénomène sur cette simulation empruntée au site de Robert:



Pour simplifier on n’a représenté que deux longueurs d’ondes en interférence: vous voyez qu’il se forme des « paquet d’ondes », des fuseaux bien visibles aux endroits où les ondelettes sont maximales et ces paquets avancent plus lentement que les ondes qui les traversent. Dans la vraie vie, il y a beaucoup d’ondelettes de différentes longueurs d’ondes mais elles disparaissent toutes sitôt qu’elles passent le paquet d’ondes.

Retour à bord du bateau
(ou du canard)
Pour revenir à notre bateau qui va de A à B, les points Mi que l’on vient de déterminer sur le cercle de diamètre AB correspondent donc au front d’onde des petites ondelettes rapides et non pas à celui des paquets d’ondes. A chaque point Mi correspond un maximum d’énergie en Ni, situé à mi-course entre A et Mi (figure ci-dessous). C’est la collection des points N et non pas celle des points M, qui forme à chaque instant la limite du remous créé par le bateau au point A. D’autant que se trouvant au-delà des points N, le front des ondes aux points M est imperceptible.


Si vous êtes arrivés jusqu’ici ne zappez pas, vous avez presque fini! Le lieu de ces points N est le cercle rouge, deux fois plus petit que le cercle AB en pointillé, de rayon R= vt/4 si l’on garde la même notation que pour l’avion.

Pour les sceptiques, chaque point N est défini par AN=1/2 AM (en notation vectorielle); avec les notations de la figure de gauche,
O’N
= O’A + 1/2 AM = O’A + 1/2 AO +1/2 OM = 1/2 OM
Comme les points M décrivent le cercle de centre O et de rayon 2R,les points N décrivent le cercle de centre O’ et de rayon R
.

Comment la simplicité naît de la complexité

Nous nous retrouvons donc avec des paquets d’onde en forme de cercles de rayon vt/4 qui parsèment la trajectoire de notre bateau entre A et B. Donc quelque chose comme ça:

Ca vous rappelle quelque chose? A nouveau le sillage est la tangente de tous ces cercles formés par les points N.
Mais cette fois, si vous regardez bien la figure de droite, le demi-angle du sillage au point B vaut sin b= R/3R=1/3, qui est une constante correspondant à un demi-angle de 19,5° c’est à dire à un sillage d’angle 39° environ.


Miracle!! La complexité de la propagation des ondes dans l’eau a littéralement neutralisé toutes les autres variables de sorte que l’angle du sillage ne dépend ainsi ni de la vitesse des ondes dans l’eau, ni de celle du bateau, ni de sa taille ni de l’âge du capitaine… C’est pas magique ça?

Si la complexité de tous ces calculs ne vous a pas neutralisé à votre tour, sachez qu’il faut quand même nuancer tout ça:
– Ce raisonnement ne tient qu’à condition de naviguer suffisamment vite et en eau profonde. Si vous tirez un bouchon dans une flaque, l’angle du sillage dépendra bien de sa vitesse et sera plus aigu si vous le faites avancer rapidement. A faible profondeur, l’eau est en effet peu dispersive: votre intuition initiale n’était donc que partiellement fausse.
– La valeur de l’angle du sillage est simple, mais l’ensemble des perturbations ne l’est pas du tout! On n’a fait qu’effleurer la complexité du phénomène du sillage. Si on simule complètement les turbulences, voilà ce que ça donne:



Ça jette, non? Mais bon, j’arrête là sinon ma femme me tue, déjà que ça fait quatre jours que j’essaie de comprendre cette histoire de canards!

Sources:
Le site de Robert, une mine d’infos intéressantes sur des phénomènes physiques insolites. Allez voir pourquoi les cheveux mouillés semblent plus sombres, et pourquoi quand on remue son infusion la cuillère fait d’abord « tong » puis « ting ». Génial!
Elimentary derivation of the wake pattern of a boat, Frank Crawford (American Journal of Physics, 1984)
Le livre « Deux cent cinquantes réponses aux questions du marin curieux » de Pierre-Yves Belly (Editions Gerfaut, 2004)

5 comments for “Devinette: quelle différence entre un canard…

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