Remonter le cours du temps? Mathias Fink fait ça tous les jours à l’Ecole de Physique Chimie. Pas avec des particules (on a vu ici pourquoi), mais avec des ondes. Oui oui, des ondes… Et plus le milieu est compliqué plus c’est facile pour lui. Allez, je vous emmène visiter sa machine à remonter le temps un peu spéciale…
Une idée de la difficulté du problème…
Prenez une table de billard. Lancez une boule dessus et laissez-la rebondir sur les parois. A tout moment, en inversant simplement sa vitesse vous pouvez lui faire faire le chemin inverse. Pas facile bien sûr, il faut être précis. Si la boule à heurté une autre boule au passage, il vous faut renverser les vitesses des deux boules simultanément, ça devient de l’art. S’il y en a trois, les faire revenir à leur position de départ tient du miracle, car la moindre imprécision dans leurs vitesses initiales change complètement leurs trajectoires: c’est ce qu’on appelle un système chaotique. Avec dix boules, même en simulant entièrement l’expérience par ordinateur ça ne marche pas: la précision requise pour faire refaire la trajectoire inverse de chaque boule dépasse celle des ordinateurs les plus puissants.
Compliquons un peu: sur votre billard, remplacez les deux bords latéraux par des demi-cercles: vous venez d’inventer une machine infernale (« ergodique » disent les physiciens) qui fait rebondir chaque boule de manière absolument imprévisible. Voilà pourtant les conditions hautement acrobatiques dans lesquelles Mathias Fink travaille à l’inversion des mouvements! Mais bizarrement, ce qui serait totalement inenvisageable en mécanique (qui décrit les mouvements individuels des solides par exemple) s’avère plutôt simple en acoustique (qui décrit le mouvement collectif de molécules sous l’effet des variations de pression), car chaos et mouvements collectifs font bon ménage.
Des miroirs qui parlent verlan
Toute l’astuce consiste à utiliser un « transducteur »: petit appareil minuscule génial, qui peut faire office à la fois de micro et de haut parleur. Voici comment on procède: au lieu de prendre un billard, on utilise une boîte pleine d’eau, au milieu de laquelle sont placés des milliers de petites tiges métalliques.
D’un côté, un transducteur-source émet un petit « clic », un son très court (1 msec). Cette belle onde -sphérique au départ- se propage dans l’eau et ricoche dans tous les sens contre les bords et sur les tiges métalliques. Le résultat de toutes ces interférences est un son épouvantablement brouillé qui dure 300 msec et qu’enregistrent fidèlement une centaine de petits transducteurs, placés à l’autre bout du bocal.
Le coup de génie qu’a eu Fink a été de faire réemettre à chaque transducteur le bruit qu’il avait capté, mais dans l’ordre chronologique inverse, en verlan en quelque sorte. Un peu comme un miroir qui réfléchirait les ondes reçues. Et ça marche! L’onde parcourt dans l’autre sens toutes les étapes antérieures de sa propagation et se refocalise sur le point source initial en une impulsion très brève. Comme dans un film qu’on repasse à l’envers.
On a refait l’expérience dans tous les milieux (eau, air, solide, corps humain) et tous les types d’ondes (optiques, sonores, ultra-sons…) avec le même succès pour autant que les ondes sont bien réfléchies sur toutes les parois.
Plus c’est compliqué, plus c’est simple de retourner le temps!
Je vois au moins trois sujets d’émerveillement dans ces expériences:
– Plus le milieu est bruité ou inhomogène, plus notre miroir est efficace dans son renversement! Non seulement les réverbérations chaotiques ne gênent pas ce retournement du temps, mais elles le facilitent: contrairement aux particules les ondes « aiment » le chaos.
– Pas besoin d’avoir des capteurs dans tout l’espace, un très petit nombre suffit: si l’on avait suivi jusqu’au bout l’analogie avec les boules de billard (dans l’espace!), il aurait fallu renverser leurs mouvements dans tout le volume d’eau, donc placer des capteurs partout dans l’espace, espacées d’un demi-centimètre chacun (une demi-longueur d’onde). Dans l’expérience du bocal, on en a utilisé une centaine, mais dans l’expérience suivante, avec un milieu parfaitement « ergodique » (c’est-à-dire générant des réverbérations chaotiques partout) un seul micro suffit! Cette fois-ci c’est une galette de silicium qui assure la propagation d’une onde vibratoire et les transducteurs sont des petits marteaux qui tapent dessus et enregistrent les vibrations de la plaque:
– Les ondes ne sont pas « chatouilleuses » aux erreurs expérimentales. La méthode est tellement robuste et tolérante aux approximations, qu’il est inutile de réemettre la totalité du signal reçu par les capteurs: dans l’expérience ci-dessus, n’importe quel échantillon de 2 ms pris au hasard dans le signal enregistré donne d’excellents résultats, par le simple jeu des interférences. De même, diviser par 10 la précision du codage du signal réemis ne dégrade pratiquement pas la qualité de la restitution.
Comment faire entendre des voix à Jeanne d’Arc?
Simple curiosité physique? Vous plaisantez! Le retournement temporel est l’un des phénomènes les plus féconds en applications innovantes dans tous les domaines, à commencer par les télécommunications en milieu bruité.
En milieu marin la communication est un casse-tête à cause des réverbération des signaux sur le fond et la surface (ce sont ces réverbérations qu’on entend en fait dans le chant des baleines et qui leur donne leur longueur et leur langueur). Un chaos idéal pour notre retournement temporel! Il suffit pour que deux bateaux communiquent ensemble qu’ils procèdent comme ça:
2) Le bateau 2 enregistre ce signal grâce à une série de transducteurs (évidemment c’est plus des trucs riquiquis si vous regardez la photo), le renverse temporellement mais au lieu de le renvoyer tel quel, il le combine (il le « convolue » si on veut être précis) avec le message à envoyer « coucou bateau 1! », le tout en un pouillème de seconde.
3) Grâce à la magie des ondes, le signal émis fait le chemin en sens inverse et se focalise pile poil sur le bateau 1. Il n’y aura qu’à cet endroit précis qu’on recevra le message « coucou bateau1! ».
4) Partout ailleurs le message du bateau 2 sera incompréhensible!
L’opération de retournement temporel est si rapide à réaliser, qu’elle fonctionne même quand les bateaux se déplacent.
Si l’on revient sur la terre ferme, il y a intérêt à utiliser la même méthode dès que de nombreux obstacles gênent la propagation des ondes radio, en milieu urbain ou à l’intérieur des bâtiments par exemple. Plutôt que de diffuser le même message tous azimuts, les antennes peuvent adapter le signal qu’elles émettent pour « viser » chaque cible compte tenu de sa position, exactement comme le font les navires. On améliore ainsi le débit, la portée et la qualité du signal. On peut aussi profiter du gain pour diminuer la puissance d’émission qui fait tellement débat actuellement. Et on peut même crypter le message puisque le signal ne sera « audible » qu’à l’endroit précis du destinataire.
Mathias Fink a même imaginé « l’effet Jeanne D’Arc »: dans un lieu clos très réverbérant, une église par exemple, un haut-parleur utilisant cette technique pourrait tout à fait transmettre simultanément un message différent pour chaque personne dans la salle, sans qu’aucune puisse entendre le message du voisin!
Aux petits soins…
Les ultra-sons sont très pratiques pour détruire les calculs rénaux sans avoir besoin de chirurgie, mais l’opération dure longtemps et il est difficile de les maintenir focalisés sur la cible. De fait 70% des tirs loupent leur but et endommagent des tissus sains. En utilisant les techniques de retournement temporel appliquées à l’écho renvoyé par le calcul, les ultrasons auto-focalisent extrêmement rapidement sur la cible. Suffisamment vite (1000 retournement par seconde) pour taper pile sur le calcul, en dépit des inévitables mouvements du patient. Dans la même veine, le retournement médical permet tout un tas d’innovation en imagerie médicale.
Dans le genre actualité brûlante, on sait que certaines pièces en titane des moteurs d’avion sont extrêmement sollicités durant le vol et peuvent provoquer de tragiques accidents en cas de défaut. L’inspection de « l’empreinte sonore » de la pièce (= l’écho qu’elle réfléchit quand on lui envoie une vibration) par retournement temporel est une technique huit fois plus précise que les méthodes traditionnelles, car le moindre défaut (0.4 microns) modifie radicalement cette empreinte sonore, par rapport à celle d’une carosserie sans défaut.
Un peu de magie!
En utilisant le principe expliqué dans la diapo sur la galette de silicium, on peut « tactiliser » n’importe quelle surface d’objet sur lequel on a placé un capteur dans un coin.
– Ensuite, quand quelqu’un touche la surface, on compare l’onde reçue avec ces profils pré-enregistrés: c’est très facile à faire, il suffit de simuler le retournement de ces ondes pour en obtenir une image « propre ».
– Grâce à cette comparaison, on peut déterminer rapidement et avec précision l’endroit touché sur la surface.
Voilà qui permet de créer un clavier virtuel, une vitrine interactive ou même le tableau magique de Tom Cruise dans Minority Report…
– Avec le même dispositif, on peut même écouter à travers les murs! Les ondes sonores se transmettent sur les murs sous forme de minuscules vibrations; il suffit donc d’enregistrer ces vibrations avec des capteurs, de les retourner temporellement puis de simuler leur réemission pour reconstituer le signal initial et écouter ce qui se passe de l’autre côté du mur. Idem, si on veut jouer à la maison hantée: en émettant simplement des vibrations correctement choisies sur un mur, on peut diffuser un son dans une pièce sans haut-parleur!
Les rêves de M Fink
Avec toutes ces innovations à son actif, Mathias Fink rêve forcément à des trucs intéressants.
La fusion thermonucléaire par exemple, rien que ça. Bombarder une bulle d’air en suspension dans un liquide avec des ondes acoustiques provoque un phénomène de sono-luminescence dans la bulle, sous l’effet de l’onde de choc qui l’écrase l’espace d’un instant. On peut augmenter la puissance de l’onde de choc, mais avec les techniques classiques la bulle se disloque à partir de 1.4 atmosphères du fait de l’irrégularité de l’onde à son contact. En utilisant la baguette magique du retournement temporel, on arrive à focaliser très précisément les ondes acoustiques et à monter jusqu’à 10 atmosphères sans que la bulle ne se dissolve. Bon, on est encore loin des 1000 atmosphères nécessaires pour déclencher une fusion nucléaire, mais qui sait?
L’autre idée de M Fink concerne le fonctionnement du cerveau. Depuis qu’il a appris que des rats auxquels on a appris dans la journée à se diriger dans un labyrinthe, refaisaient mentalement le chemin inverse dans leur sommeil, il se dit que la Nature n’a pas pu laisser passer un aussi beau phénomène sans l’avoir utilisé d’une manière ou d’une autre. D’autant que les nerfs se comportent un peu comme des transducteurs, se déformant au passage d’un signal électrique, et émettant un signal lorsqu’ils subissent une pression mécanique. On attend avec impatience le jour où l’on découvrira que le cerveau est une immense machine à retourner temporellement certains signaux…
Quand il s’emballe, Fink imagine même des applications étranges. Comme celle qui consisterait par exemple à retourner temporellement une fonction d’onde quantique. Après tout, si la méthode marche avec n’importe quel type d’onde, pourquoi pas? On n’en est plus à une surprise près avec ces ondes.
Sources:
La vidéo de la leçon inaugurale de Mathias Fink au Collège de France, en février 2009
Les illustrations sont tirées ou adaptées de son cours à l’ESPCI (ici, en format ppt)
Sa conférence « Acoustique et renversement du temps » à l’université de tous les savoirs, en 2000
L’article de l’observatoire de la Cité des Sciences sur certaines applications des miroirs à retournement temporelL
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