Dans combien de dimensions vivons-nous?

Amateurs de métaphysique, voici la question étrange qui m’a turlupiné pendant une partie de mes pérégrinations estivales: qu’est-ce qui nous prouve que notre univers spatial a bien trois dimensions et non pas deux ou quatre ou dix? L’existence de trois dimensions semblent une évidence à nos sens, mais finalement pas beaucoup plus que celle du gouffre en plein milieu de ce trompe-l’oeil:

(Si vous aimez, je vous conseille vivement de faire un tour sur ce site)

Notre sensation de profondeur visuelle n’est jamais qu’une construction mentale permettant de mettre de la cohérence entre toutes nos entrées sensorielles, à partir des images en deux dimensions qui s’impriment sur nos rétines. La question des dimensions spatiales n’est donc pas si stupide que ça.

Kant et la loi en « carré inverse »

Bon, mais alors à quoi peut-on se fier si nos propres sens ne sont pas dignes de confiance? C’est Emmanuel Kant -dont on a oublié qu’il était autant un scientifique qu’un philosophe-  qui le premier se tourna vers la physique pour réfléchir à cette question. Il intuitait que la forme en « carré inverse » de la loi de la gravité découverte par Newton (deux masses s’attirent en proportion inverse du carré de leur distance) prouvait définitivement que nous vivons dans un espace à trois dimensions. Difficile de voir le rapport entre ces deux notions, d’autant qu’il n’a jamais explicité son raisonnement. Pourtant son intuition était géniale et je vais tenter de vous expliquer pourquoi.

Oublions un instant que la force gravitationnelle est attractive et imaginons qu’elle fonctionne à la manière d’une lance à incendie qui repousse les objets qu’elle arrose. Plus le manifestant l’objet est proche de la police source, plus il reçoit de coups d’eau et plus la force de répulsion est grande. Puisque la gravitation s’exerce dans toutes les directions de l’espace il faut imaginer pour que l’analogie soit complète, que notre lance à eau asperge dans toutes les directions en même temps. Comment sa force répulsive diminue-t-elle en fonction de sa distance à l’objet qu’elle arrose?

Voici le raisonnement [les matheux trouveront un raisonnement beaucoup plus formel et rigoureux sur ce blog]: toutes les gouttes émises par la source à un instant donné s’éloignent de celle-ci à la même vitesse, chacune selon une direction différente. Elles se répartissent donc sur la surface d’une sphère centrée sur la source. La conservation du nombre de nombre de gouttes impose que leur nombre par unité de surface diminue comme l’inverse de la surface de la sphère (4πr²). Donc que cette densité évolue comme l’inverse du carré de leur distance à la source.

La force répulsive (qu’on a supposé être proportionnelle à cette densité) est donc aussi inversement proportionnelle au carré de la distance à la source. On doit ce raisonnement à Gauss (même si on présente en général son théorème dans un contexte différent [1]). Il s’applique pour n’importe quel type de flux (ou de forces), à condition que ces flux partent de la source en ligne droite et dans toutes les directions, sans jamais se croiser ni s’évaporer en chemin. On trouve donc tout un tas de phénomènes qui respectent cette loi en « carré inverse »: attraction gravitationnelle, force électromagnétique, intensité sonore, luminosité des objets, énergie des tremblements de terre, dose d’irradiation etc.

Le raisonnement est par contre très dépendant du nombre de dimensions spatiales dans lequel on se place. Reprenez le même raisonnement en dimension 2, c’est-à-dire sur une surface plane. Le flux d’eau se déplace non plus à la surface d’une sphère, mais sur le périmètre d’un cercle qui grandit. Sa densité évoluera cette fois à l’inverse du périmètre du cercle, donc à l’inverse de la distance à la source (périmètre=2πr) et non du carré de celle-ci. A une dimension, la densité de flux est conservée donc la force ne s’atténue pas en fonction de la distance. Je me demande d’ailleurs si – outre le fait que le métal conduit très bien le son- ce résultat n’aide pas à entendre le train de très loin quand on pose son oreille sur les rails…De manière générale, dans un espace à N dimensions, la force suit une loi en 1/ rN-1 : plus il y a de dimensions, plus elle se « disperse » dans toutes les directions et plus elle s’atténue avec la distance. Le fait que l’attraction gravitationnelle, la force électrostatique, l’intensité lumineuse etc. suivent une loi en 1/r² prouve donc que N=3. Kant avait donc raison: l’espace qui nous entoure semble bien n’avoir que trois dimensions, ouf!!

Pourrait-il en être autrement?

Kant avait donc vu juste, mais aurait-il pu avoir tort? Aurait-il été possible que notre monde n’ait pas trois dimensions, mais quatre, cinq ou six? C’est à cette question encore plus métaphysique que s’attaqua Paul Ehrenfest dans un petit article paru en 1917 (et disponible ici). Il supposa que le théorème de Gauss serait toujours respecté dans un espace de dimension N et que la force gravitationnelle varierait donc en 1/rN-1. Il s’intéressa alors à la trajectoire d’une planète soumise à l’attraction d’une étoile dans ces conditions. Pourrait-elle suivre une orbite stable autour de l’étoile? Dans toutes les dimensions, il existe toujours une certaine orbite circulaire compatible avec les lois du mouvement. Mais Ehrenfest démontra que ces trajectoires cycliques ne sont stables que s’il y a deux ou trois dimensions. Voici le tableau de ses résultats dans l’article en question:

L’extrait de l’article d’Ehrenfest (1917)

Dès qu’on se trouve en dimension supérieure ou égale à quatre, la trajectoire de la planète en orbite devient instable et la moindre collision avec un astéroïde lui est fatale. Soit elle l’envoie s’écraser sur l’étoile, soit elle l’expédie à l’infini. Dans un tel univers, notre Terre (et toutes les planètes du système solaire) n’aurait eu aucune chance de rester sagement en orbite pendant des milliards d’années autour du soleil alors qu’elle était bombardée par toutes sortes de météorites.

En haut à gauche un univers à trois dimensions, dans lequel deux planètes  (bleues) tournent autour d’une étoide (jaune) sur des orbites circulaires (en blanc) avant d’être percutées par de petits objets (magenta). En haut à droite, après l’impact les orbites (en magenta) ne sont que légèrement déplacées. Les deux panneaux du bas montrent la même collision dans un monde ayant 4 dimensions spatiales ou plus (le halo autour des objets symbolisent leur multidimension). Les planètes sont violemment sortis de leur orbite circulaire (en bas à droite): l’une s’écrase en spirale sur l’étoile tandis que l’autre s’échappe à l’infini (source)

Le même raisonnement vaut pour aussi pour la force électromagnétique qui maintient les électrons en orbite autour du noyau: il n’y a qu’en dimension deux ou trois que ces orbites sont stables. En dimension supérieure, la matière telle que nous la connaissons n’existerait pas…

Le Flatland à deux dimensions qu’a imaginé Adwin Abbot ou celui de la Linea (j’adore!) n’est pas non un monde très engageant. La gravité ne s’y annule pas à l’infini (je n’ose imaginer les conséquences) et puisque toutes les orbites sont stables, on pourrait y trouver des atomes infiniment grands! Dans un tel monde, les êtres auraient des circuits internes très simples (nerveux, digestifs, respiratoires…) puisque tout croisement est impossible et qu’un tube digestif traversant l’organisme de part en part le couperait en deux. Bref, on est bien contents d’être en dimension trois!

 Et pourtant d’autres dimensions ne sont pas exclues…

Puisque l’on peut démontrer que notre monde est en trois dimensions et que c’est le seul nombre de dimensions possibles, comment se fait-il que la plupart des chercheurs s’acharnent encore sur une théorie des cordes qui n’est viable que si l’on suppose qu’il existe 10, 11 ou 26 dimensions selon la formule? C’est que le raisonnement de Ehrenfest a un point faible: il prend pour hypothèse que le théorème de Gauss est respectée en dimension supérieure à trois, ce qui impose une loi en 1/rN-1 rendant les orbites instables. Si les conditions du théorème de Gauss ne sont pas remplies, une loi en 1/r² n’est plus nécessairement incompatible avec des dimensions spatiales supplémentaires…

Pour établir le théorème de Gauss il a fallu supposer des lignes de flux partant à l’infini sans jamais se croiser. Il suffit d’imaginer que certaines dimensions supplémentaires bouclent sur elles-mêmes pour que dans notre démonstration imagée « l’arroseur » se fasse arroser par l’eau qu’il projette. Dans cette situation, la loi en 1/rN-1 n’est plus valable et l’argument d’Ehrenfest non plus.

Or pour la physique actuelle, l’existence de dimensions supérieures est une hypothèse intéressante. Outre la théorie des cordes qui en prédit l’existence, elles pourraient peut-être expliquer par exemple pourquoi l’attraction gravitationnelle est tellement faible, comparée à la force électromagnétique et aux autres forces fondamentales (j’en ai parlé dans ce billet). Quand vous attrapez un clou avec un aimant, vous réussissez l’exploit de contrecarrer l’attraction de la Terre entière sur ce clou!

Selon certains chercheurs, cette faiblesse de la gravitation pourrait s’expliquer par sa dispersion dans des dimensions spatiales supplémentaires, minuscules boucles repliées sur elles-mêmes que les autres forces ne « voient » pas. Un peu comme un tapis dont  la surface apparemment plane est faite de bouclettes, elles-mêmes constituées de brins, eux-mêmes faits de fils tressés. Si l’attraction gravitationnelle se disperse dans ces boucles mais pas les autres forces, sa force apparaîtra très atténuée à l’échelle atomique, mais suivra ensuite une loi en 1/r² à l’échelle du visible.

Du côté de l’infiniment grands, ces dimensions supplémentaires pourraient aussi être utiles pour expliquer pourquoi les galaxies « pèsent » quatre à cinq fois le poids de leur matière visible. L’hypothèse d’une « matière noire » responsable de cet excès de gravitation n’est toujours pas confirmée depuis sa formulation dans les années 1970. Un scénario alternatif serait que la matière manquante se niche dans ces dimensions supplémentaires (inaccessibles à la lumière d’où son indétectabilité). Ou bien que certaines de ces dimensions supplémentaires amplifient l’effet gravitationnel qui les traverse en bouclant sur elles-mêmes à grande échelle. On nage encore en pleine spéculation mais l’idée est intéressante.

Reste une question que je n’ai pas vraiment abordé: pourquoi la question des dimensions supplémentaires se pose-t-elle poru la gravité et pas pour la force électromagnétique? A vrai dire, je n’ai pas encore bien saisi l’argumentation. Ce sera donc pour un prochain billet … si j’ai compris la réponse d’ici là!

[1] L’énoncé classique du théorème de Gauss affirme que le  flux (électrostatique, gravitationnel ou  lumineux) à travers une surface fermée ne dépend pas de cette surface mais uniquement de la charge électrique (ou de la masse ou de la source lumineuse) contenue dans cette surface. C’est grâce à ce théorème que l’attraction gravitationnelle exercée par une étoile ne dépend pas de sa forme!

Mes sources:

L’article original de Ehrenfst et sa critique très argumentée de C Callender

Un excellent article de Rolland Lehoucq, qui explique très bien les vertus d’un scénario à n dimensions et cette interview de Lisa Randall, une des plus ferventes supporters de l’idée de dimensions cachées

Pour aller plus loin je vous recommande aussi l’excellent billet de Dr Goulu, qui  se pose en plus la question de la dimension du temps!

 Articles connexes

Géométrie des corps célestes sur les effets de la gravitation sur la forme des planètes

Cosmologie fastoche qui permet de retrouver l’équation de l’univers (carrément!) avec le même genre de raisonnement simple que pour le théorème de Gauss…

 

19 comments for “Dans combien de dimensions vivons-nous?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *