Ce qu’on risque à prendre racine

Attention… top! Je cumule dans mon organismes plusieurs patrimoines génétiques simultanément, sans que ça n’affecte ni mes fonctions vitales, ni ma silhouette, qui suis-je? Tic-tac-tic-tac. Je me moque en général des prédateurs car je n’ai aucun organe vraiment vital et je me regénère entièrement à partir de n’importe quelle morceau de mon corps. Tic-tac-tic-tac. Je suis potentiellement immortel et toute ma vie je n’arrête pas de grandir. Tic-tac-tic-tac. Mes mœurs sexuelles sont étranges: je suis hermaphrodyte, capable à la fois de reproduction sexuée et pourquoi pas d’auto-fécondation mais je me fusionne volontiers avec d’autres individus de mon espèce.

Vous n’avez pas trouvé? Ce dont on parle représente pourtant la moitié de la biomasse terrestre… Et oui, ce sont les plantes! On s’émerveille volontiers devant les charmes des végétaux ou leurs incroyables propriétés chimiques, mais notre conception de la biologie est tellement « zoo-centrée » que l’on pense rarement à eux quand on parle d’évolution ou de stratégie adaptative. Et pourtant dans ce domaine aussi elles font des prodiges…

Plantes en plastiques
Chez les animaux, les mutations génétiques au sein de l’organisme sont une menace permanente et le système immunitaire veille au grain pour éliminer les cellules mutantes. Pas de ça chez les plantes, qui aiment l’anarchie! La variabilité génétique est non seulement permise, mais favorisée! Le nombre de chromosomes du Claytonia Virginica -l’espèce d’herbe folle moche sur la photo de droite- peut varier de douze à soixante-douze dans une même plante. Et sur les figuiers étrangleurs vivant sous les tropiques, on a trouvé jusqu’à 45 génotypes sur 13 arbres étudiés. En l’absence de système immunitaire, chaque forme mutante prolifère librement dans son coin de la plante, avec plus ou moins de succès par rapport aux formes voisines et que le meilleur gagne!

Certains néodarwiniens ne voient dans les organismes que de simples artifices, inventés par les gènes pour se répliquer plus efficacement! Leur démonstration tombe à l’eau avec les plantes, dont l’organisme semble justement programmé pour modifier en permanence ce précieux patrimoine génétique! Pas égoïstes pour deux sous, les gènes chez les plantes!

A quoi bon cette variabilité génétique? On n’en sait rien mais on peut faire des hypothèses: contrairement aux animaux qui se déplacent pour trouver l’environnement qui leur convient, les plantes, fixées au sol, n’ont pas cette possibilité. La variabilité génétique au sein de chaque plante compenserait en quelque sorte leur absence de mobilité en leur procurant une sorte d’assurance contre les changements de l’environnement. Grâce à elle, les plantes dispose en effet d’un extraordinaire arsenal chimique leur permettant d’attirer les insectes pollinisateurs, de repousser les gêneurs, de nourrir leurs protégés, d’empoisonner les enquiquineurs. Il y a même une variété de pomme de terre qui se défend des attaques des pucerons en imitant leur propre « cri d’alarme » (phéromonique, s’entend). Bientôt, le cri de la pomme de terre, sur MySpace?

Pourtant contrairement à ce qu’on aurait pu croire, ces modifications génétiques n’affectent guère la forme générale de la plante, mais uniquement ses propriétés chimiques; on n’a pas encore très bien compris comment, mais il semble que la forme déjà existante de la plante serve de « patron » (au sens où les couturiers emploient ce mot) aux bourgeons en croissance. Ainsi la forme s’auto-réplique à l’identique, malgré les éventuelles variations génétiques.

Rien que des cellules souches!

Plusieurs facteurs facilitent cette diversité génétique. Certes, la graine a pu attendre des siècles avant de germer, mais une fois qu’elle a commencé elle ne s’arrête jamais, tant que les conditions le permettent! Et le pissenlit, ricaneront les esprits chagrins, pourquoi reste-t-il toujours riquiqui s’il grandit sans arrêt? Aussi bizarre que ça puisse paraître, si le pissenlit de grandit pas en apparence, c’est qu’il s’enfonce en permanence sous terre, tiré par ses racines.

Cette croissance permanente n’est possible que parce les cellules végétales conservent une éternelle jeunesse embryonnaire. Alors que les cellules animales cessent de se différencier une fois parvenues au stade adulte, les cellules végétales conservent intacte leur capacité à se diviser, à croître et à se différencier. Pas de quoi s’ébahir devant les queues des lézards ou les membres des salamandres qui repoussent quand on les coupe: n’importe quelle plante fait ça tous les jours avec n’importe quelle partie d’elle-même, mais on y est tellement habitué qu’on ne s’en étonne plus. Et pourtant n’importe quelle cellule végétale est effectivement une cellule souche, capable de se « dédifférencier » pour se transformer en n’importe quelle autre cellule.

Fractals les arbres?
Plein de multiplications cellulaires, sous beaucoup de rayonnements ultra-violets: un vrai bonheur pour les mutations génétiques!
Mais les plantes font encore mieux: si un arbre basculé par une tempête se retrouve les racines en l’air et les branches dans le sol, il peut parfaitement transformer ses racines en branches et ses branches en racines, pour retrouver une allure normale à la saison suivante. Imaginez la même chose chez les animaux: ce serait comme si les chauve-souris qui s’endorment la tête en bas se réveillaient avec leurs pattes métamorphosées en tête et vice-versa…
S’il est couché horizontalement, notre arbre transforme ses branches (passées en position verticale) en autant de jeunes troncs et « réitère » progressivement. Cette « réitération », c’est-à-dire la capacité de reproduire au niveau de chaque rameau la forme générale de la plante qu’on retrouve chez plein d’espèces végétales fait de l’arbre une structure quasiment fractale!

A défaut de mobilité, cette structure très décentralisée et sans organe vital permet aux plantes de résister aux pires agressions. La palme de la résistance revient là encore au pissenlit: essayez donc de le détruire: vous lui coupez la tige? Il repousse. Vous l’arrachez? Il restera toujours un morceau de racine qui regénérera l’ennemi. Vous labourez? C’est pire! Chaque morceau de racine reformera un pissenlit, comme les balais de l’apprenti-sorcier! Comme le dit joliment Jean-Henri Fabre, le pape de la botanique, alors que dans le monde animal diviser c’est détruire, « relativement au végétal, diviser c’est multiplier ».

L’immortalité est dans le pot
Autre surprise: les plantes ne sont généralement pas programmées pour mourir. Si elles meurent c’est le plus souvent dû à des causes externes. Potentiellement immortelles? Entendons-nous: chaque plante individuellement finit par succomber aux aléas de l’environnement -même si certains arbres ont plus de 5000 ans d’existence. Mais lorsqu’elles se reproduisent par clônage, la colonie est, elle, potentiellement immortelle. Le record est actuellement détenu par le houx royal de Tasmanie (lomatia tasmania sur la photo à droite) dont la graine fondatrice a germé il y a plus de 40 000 ans. La colonie qu’elle a engendré date du temps de l’homme de Néandertal! Idem pour les bananiers dont nous mangeons les fruits: comme ils se reproduisent tout seuls sans pollinisation ni fécondation (par « parthénocarpie » comme l’explique SSAFT), nous nous nourrissons du même « individu génétique » depuis plusieurs milliers d’années.

Pourquoi les animaux sont-ils tous programmés pour mourir et pas les plantes? On peut juste conjecturer que les plantes, à la différence des animaux, ne se livrent pas (ou peu) à une lutte permanente pour leurs ressources alimentaires. Certes, elles sont en compétition pour l’accès à la lumière mais cette concurrence en sans commune mesure avec celle des animaux, au sein d’une même niche écologique, au sein d’une espèce et même entre générations. Si les animaux ne mourraient pas, leurs descendants n’auraient bientôt plus de quoi manger: leur vieillissement est donc une nécessité écologique assurant la survie de l’espèce. Pour les plantes fixées, le problème se pose de manière moins aigüe, et elles peuvent sans dommage faire l’économie des mécanismes de vieillissement comme elles ont fait l’économie d’un système immunitaire.

Pourquoi tant de sexe?

Alors forcément quand on est potentiellement immortel, qu’on se reproduit par bouturage, que la diversité génétique vient toute seule au sein même de la plante, on peut à juste titre se demander pourquoi les plantes continuent de se reproduire sexuellement. Le mystère reste entier, mais l’une des hypothèses est que la sexualité permet de tester la viabilité de ces trop nombreuses variations génétiques. En effet, les gamétophytes (comme le prothalle de la fougère, sur la photo de gauche) – l’équivalent végétal de nos gamètes, dotés d’une seule moitié des chromosomes de la plante- mènent leur propre vie dans la terre, avant de s’unir pour donner une nouvelle plante. Ce stage-terrain est impitoyable pour les allèles non viable; la sexualité joue ainsi un rôle de « filtre à diversité » c’est-à-dire exactement l’inverse de sa fonction de « diversifiant génétique » qu’on lui attribue généralement chez les animaux!

Avec toutes ces histoires de clonage et de regénération à partir de n’importe quelle pousse, il y a une question qui forcément fait mal à la tête: c’est quoi un individu quand on parle d’une plante?
Est-ce chaque petite partie de la plante, du fait qu’elle est porteuse d’un patrimoine génétique homogène et qu’elle peut croitre et se reproduire?
Est-ce la colonie des plantes toute entière, qui se reproduit par clonage végétatif et est donc génétiquement homogène ?
Est-ce la plante elle-même, qui fait des fleurs pour éviter de s’auto-féconder? Voire. Certaines espèces d’orchidées comme l’Ophrys abeille (photo de droite) peut accepter de s’autoféconder si le pollen d’une autre plante vient à manquer. Et dans l’autre sens, les horticulteurs usent et abusent de la fécondité entre variétés différentes pour en créer sans cesse de nouvelles.
Après deux aspirines, on peut juste dire qu’il est manifestement plus facile de qualifier un individu de « plante verte » que l’inverse.

Devient-on forcément un légume quand on prend racine?

Récapitulons: pas de système immunitaire, pas de vieillissement, une structure décentralisée qui confine au fractal, la faculté de renaître à partir de n’importe quel rameau, des mutations génétiques en cours d’existence et finalement une vie tellement collective qu’on ne sait plus très bien distinguer où s’arrête l’individu et où commence la colonie. Comment savoir si toutes ces excentricités évolutives sont vraiment la réponse adaptative des plantes aux contraintes de leur vie fixée? Facile! Il suffit de vérifier si les animaux fixés ont développé ou non les mêmes particularités. Les coraux, par exemple. Bingo! Nos « Questions Pour un Champion » ont trouvé une autre réponse possible. Jugez-en plutôt:
– les colonies de corail développent fréquemment des formes mutantes (des « néoplasmes ») car -devinez quoi- les coraux n’ont pas de défense immunitaire pour les éliminer;
– 15 000 ans, c’est l’âge estimé des récifs coralliens les plus anciens;
– le corail grandit toute sa vie, en se ramifiant;
– amputez l’axe d’un corail des coraux, il repousse; renversez-le: il réitère comme un arbre;
– la vie des coraux est tellement liée à leur colonies que la notion d’individu y est très relative;
– les coraux peuvent se reproduire tout seul, par bourgeonnement ou se fusionner par bouturage y compris entre espèces voisines.
– comme les plantes, les coraux ont un « haut » et un « bas », mais pas de « devant » ni de « derrière »;
– les coraux ont développé tout un arsenal biochimique -certes plus modeste que les plantes,

On pourrait continuer longtemps la liste des similitudes entre plantes et coraux que l’on retrouve plus ou moins avec les éponges et les hydres. Cette spectaculaire convergence évolutive entre ordres animal et végétal illustre à quel point les contraintes de l’environnement imposent aux organismes des réponses adaptatives similaires, quelque soit leur lignée, leur famille ou leur ordre. Moralité, la prochaine fois qu’on vous traite de banane ou de patate, prenez-le comme un compliment et n’hésitez pas à ramener votre fraise!

A lire: l’excellent « Eloge de la plante » de Francis Halle dont la lecture a inspiré cet article. A défaut, son interview dans Sciences et Avenir.

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