Billet classé (puissance) X

Avertissement: billet fortement déconseillé aux personnes sensibles, allergiques aux maths ou qui voient la main de Dieu partout.

Du grain à moudre pour les mystiques

La Nature présente de drôles de coïncidences. Je vous ai parlé dans un précédent billet de la suite de Fibonacci 1,1,2,3,5,8,13,21 etc. – dont chaque terme est la somme des deux précédents (8=5+3, 13=8+5 etc).

On trouve ces nombres partout dans la nature, à commencer par le nombre de pétales des fleurs: 5, 8 ou 13. Regardez une pomme de pin par en dessous et repérez les spirales: vous en trouverez ou bien 3 dans un sens et 5 dans l’autre, ou 5 et 8 ou encore 8 et 13… Idem pour un ananas: les espèces d’écailles sur sa surface forment un réseau dont les lignes formentégalement 8 spirales dans un sens et 13 dans l’autre.
Mais le champion en matière de Fibo (restons simples) est sans doute le coeur des tournesols, qui comptent souvent 21 spirales dans un sens et 34 dans l’autre:

Qu’arrive-t-il à nos plantes pour qu’elles deviennent subitement des championnes de la géométrie? Intervention divine diront certains…

L’ésotérisme brisé par l’expérimentation

En 1993, deux chercheurs à Normale Sup, Douady et Couder, ont coupé court aux élucubrations mystiques, grâce à un ingénieux dispositif: au centre d’un récipient immobile on fait tomber goutte après goutte un ferro-fluide (sensible au magnétisme). Sous l’effet d’un champ magnétique, les gouttes sont à la fois attirées vers l’extérieur du plateau et repoussées les unes par les autres. Dans ces conditions, les gouttes s’éloignent du centre en respectant un angle constant entre deux gouttes. La figure obtenue ne dépend que du rythme des gouttes: à partir d’une certaine fréquence, ô miracle, on retrouve très exactement les figures de spirales des cœurs de tournesol:

Autre bizarrerie: si l’on mesure l’angle entre deux gouttes consécutives on trouve très exactement le nombre d’or! Ces jolies figures géométriques correspondent simplement à une occupation optimale de l’espace par les gouttes de fluides.

Voyage au cœur de la plante

Dans une plante il se passe un phénomène tout à fait comparable: les graines (ou les fleurs ou les écailles) émergent selon un rythme régulier à partir d’une zone particulière au cœur du bourgeon, appelée l’apex. Elles grossissent en s’éloignant de l’apex mais elles gardent toujours la même orientation radiale. Chaque graine garde donc le même angle par rapport à la précédente et la suivante:

Quel serait le meilleur angle entre deux graines?

Pour que chaque graine soit assurée d’avoir le maximum d’espace vital, elle doit en quelque sorte éviter d’être alignée avec ses copines, sinon à la fin ça donnerait comme résultat une étoile avec des branches pleines de graines et plein de vide autour.

Par exemple si chaque graine se place à un angle de 360° x 3/7 par rapport à la précédente, la 7eme graine se trouve alignée avec la première, la huitième avec la deuxième etc. Chaque fois que l’angle entre deux graines est une fraction décimale de 360°, on obtient une étoile à n branches. Si la plante veut éviter ce genre de forme il faut donc que les graines fassent entre elles un angle qui ne s’écrive pas φ=360° x p/q. L’angle optimal est donc un nombre irrationnel!

On voit sur l’exemple avec φ= 360° x √3 ( √3 est irrationnel) que les branches des étoiles ont été remplacées par des spirales courbes. Comme pour l’étoile à branches, le nombre de spirales correspond au premier nombre entier q tel que q x φ soit proche d’un multiple de 360°. Plus on peut approximer φ par une fraction p/q, plus la figure ressemblera à une étoile et moins l’espace sera occupé de façon homogène.

Quel sera le nombre irrationnel qui donnera la répartition la plus homogène des graines? Ce sera celui qui sera le moins « facilement » approximé par une fraction décimale. On peut montrer que c’est justement le nombre d’or.

Pour le montrer il faut d’abord savoir que tout nombre α positif peut s’écrire sous la forme d’un développement de fractions du type α= 
où a0, a1, a2 etc. sont des entiers positifs.
Si α est un rationnel, il y a un nombre fini de ak.
Si α est irrationnel la série des ak est illimitée.

Si l’on note les développements finis p1/q1= a1+1/a2 ; p2/q2= a1+1/(a1+1/a2) etc. la suite des {pn/qn} est appelée la suite des « réduites » de α. On peut montrer que cette suite pn/qn est la « meilleure » approximation rationnelle de α pour tout dénominateur inférieur à qn.
Autrement dit il n’existe pas d’entiers p et q tels que l’on ait à la fois
q < qn et |p/q – α| < |pn/qn – α|. Pour trouver le ou les irrationnels les moins facilement approchables par une fraction rationnelle, il faut donc trouver le nombre α tel que |pn/qn – α| soit le plus grand possible. On peut montrer que pour tout n, |pn/qn – α| < ‘1/’an+1 qn² .

L’écart entre α et sa suite de réduites pn/qn est donc maximale pour tous les an=1. Le nombre cherché, « le plus irrationnel possible » s’écrit donc :τ= 

Drôle de bestiole ce nombre? Pas tant que ça.

Comme sa forme se répète à l’infini, on peut écrire τ=1+1/τ. En développant on obtient τ- 1 = 1/τ ou encore τ²-τ-1=0.
Donc τ=(1+√5)/2, le fameux nombre d’or! Qui se trouve être le nombre le plus « difficile à approcher » par des fractions de nombres entiers.

L’angle cherché vaut donc τ x 360° = (τ-1) x 360° (car pour une fraction de tour, seule compte la partie décimale).
Regardons à quoi ressemblent les réduites de 1/τ=τ-1. En appliquant la formule 1/(1+1/(1+… on trouve que les réduites de 1/τ valent 1 ; 1/2 ; 2/3 ; 3/5 ; 5/8 ; 8/13 ; 13/21 ; 21/34 ; 34/ 55 …
Les numérateurs comme les dénominateurs forment une suite de Fibonacci! Remarquez, on aurait pu s’en douter puisque le rapport des termes consécutifs de cette suite converge vers le nombre d’or.

Vous êtes largué? Bon, retenez juste que pour avoir le maximum d’espace pour grandir, les graines divergent naturellement entre elles d’une fraction de tour égale au nombre d’or.

Pour illustrer ce résultat regardez la spectaculaire différence d’occupation de l’espace que l’on obtient en faisant varier très légèrement la fraction d’angle autour de la valeur exacte du nombre d’or au centre:

Pourquoi le nombre de spirales est-il un nombre de Fibonacci?

C’est bien beau ces histoires de nombre d’or, mais quel rapport avec le nombre de spirales observées? Et bien, on peut montrer que si chaque graine fait une fraction de tour égale au nombre d’or, on observe deux séries de spirales, dont les nombres sont deux termes successifs de la suite de Fibonacci.

Regardons la figure obtenue lorsque chaque graine dévie de la trajectoire de la graine précédente d’un angle égal à 360° x τ: on distingue deux types de spirales (on appelle ça des « parastiches »): les vertes qui tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre: il y en a 13; et les 21 rouges dans le sens des aiguilles d’une montre. Pourquoi 13 et 21 sont-ils forcément des Fibonacci successifs?

Numérotons les graines par ordre d’apparence.Les plus petits numéros sont donc à l’extérieur:


Soit i le nombre de spirales vertes (ici 13). Un peu de réflexion vous convaincra que la différence entre les numéros de deux graines consécutives sur une même spirale vaut aussi i (c’était vrai dans les premiers dessins avec des étoiles à 7 branches: les graines d’une même branche sont distantes de 7).Derrière la graine numéro 0 sur la spirale verte se trouve donc la graine numéro i. Une spirale est l’équivalente géométrique de la « branche » de l’étoile, formée quand l’angle entre deux graines est une fraction décimale de 360°. De même que les graines d’une même branche étaient alignées avec le centre, on peut considérer en première approximation que que la graine i est « presque » alignée avec la graine 0 de la même spirale.
Par définition la graine i fait un angle de i x (360° /τ) par rapport à la graine 0. Donc i/τ est donc « presque » un entier q, ce qui revient à dire que i/q vaut « presque » τ; i/q est donc une des réduites de 1/τ! Donc i est un nombre de Fibonacci!On raisonne de la même manière pour les spirales rouges: s’il y en a j (ici 21), la différence entre deux graines consécutives d’une spirale rouge vaut aussi 21=j. La graine j fait un angle de j/τ x 360° par rapport à la graine 0. En raisonnant à l’identique j/τ est aussi une réduite de 1/τ et donc j est aussi un Fibo.Nous venons donc de montrer que les nombres de spirales (de parastiches pardon) sont des nombres de Fibonacci!

Mais pourquoi des nombres de Fibonacci successifs?
Supposons que les nombres i et j de nos spirales correspondent à des rangs m et n (m < n) dans la suite de Fibonacci et notons les i=F(n) et j=F(m)La graine numéro i+j se trouve à la fois sur la spirale rouge et sur la verte, presque alignée avec la graine 0: i+j = F(n)+F(m) est donc aussi un Fibo.
Supposons que m < n-1; on aura alors F(n) < F(n)+F(m) < F(n)+F(n-1) = F(n+1).
i+j=F(m)+F(n) serait alors un Fibo strictement compris entre F(n) et F(n+1) ce qui est impossible. Donc m=n+1. i et j sont bien des termes successifs de la suite de Fibonacci!

L’auto-organisation à partir des simples lois physiques et mathématiques

Avec ce petit modèle (il y en a bien sûr de bien plus raffinés) on a une explication purement mécanique à l’arrangement quasiment parfait de nombreuses structures végétales. Les gènes ne déterminent ces formes que très indirectement, en contrôlant la méthode de croissance de l’apex et en assurant que les graines se repoussent (chimiquement?) les unes par rapport aux autres. Un bel exemple d’auto-organisation, je trouve, où « la structure des objets mathématiques détermine celle des objets naturels » comme le dit je-ne-sais-plus-qui.

Sources:
Spirale Végétales, de Christiane Rousseau et Rediane Zazoun (Accromath été-automne 2008)
L’article original de Couder et Douady

Le cours de biologie de Samuel Boissière (Université de Sophia Antipolis) et cette présentation de l’IREM Franche-Comté.

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