Bêtes de sexe (2)

Dans l’épisode précédent, on a vu qu’on peut difficilement expliquer les goûts sexuels des femelles par des arguments adaptatifs. Pour autant les femelles ont manifestement des préférences pour tel ou tel trait masculin, alors à quoi ces préférences sont-elles dues et pourquoi les mâles exhibent-ils parfois des ornements aussi inutiles qu’encombrants?

Part 2: et si on prenait le problème à l’envers?

Une hypothèse originale renverse complètement la question: se pourrait-il que les traits étranges qui ornent les mâles de certaines espèces soient non pas dérivés de la sélection sexuelle, mais des traits ancestraux, qui auraient été originellement partagés par les deux sexes? Ce serait l’absence de tels ornements qui serait un trait dérivé chez les femelles, sous la pression de la sélection naturelle. Déjà au XIXeme, Alfred Wallace observait que le mimétisme des papillons de Malaisie -qui leur permet d’échapper à la prédation- est plus courant chez les femelles que chez les mâles. Wallace attribuait cette différence à la pression de la prédation, plus forte sur les femelles lourdement chargées de leur cargaison d’œufs. A l’appui de cette hypothèse, les études phylogénétiques récentes [1] semblent confirmer cette idée: chez les papillons présentant un dimorphisme sexuel, c’est la coloration du mâle qui est ancestrale et celle de la femelle qui est un trait dérivé.

papillons de Wallace

Le dimorphisme chez les papillons du genre Papilio est le plus souvent dû à l’évolution de la coloration des femelles vers une apparence similaire à celle d’espèces toxiques. Les flèches relient la femelle mimétique vers le modèle toxique qu’elle imite. Source ici

Idem pour les lézards-dragons (en illustration du billet) dont les ornements étranges -crêtes dorsales, épines charnues etc- disparaissent chez les femelles de certaines espèces dans les régions où il y a beaucoup de prédateurs.

Digression: ce renversement de perspective est contre-intuitif car on a tendance à imaginer l’évolution comme une marche vers la complexité (l’homme étant au sommet bien sûr), alors que bien souvent elle opère à l’envers, en partant du complexe et en simplifiant progressivement les structures. Cette marche vers la simplification me rappelle l’histoire des fossiles des schistes de Burgess (que raconte très bien David dans ce billet) qu’on a mis beaucoup de temps à interpréter correctement car il fallait concevoir que la palette du vivant était au début du Crétacé beaucoup plus large que dans les époques ultérieures, avec des extravagances anatomiques qui se sont perdues ensuite. Un peu comme les langues humaines: plus une langue est ancestrale, plus elle est compliquée; les langues les plus simples sont les plus modernes./fin de digression.

Pas d’optimal dans l’évolution

Mais pourquoi des ornements inutiles et encombrants se seraient-ils maintenus chez les mâles? N’auraient-ils pas dus être impitoyablement éliminés par la sélection naturelle? Cette question renvoie à une autre croyance: celle d’une histoire évolutive perfectionnant la fitness des êtres vivants en éliminant les organes superflus. A l’image des membres postérieurs complètement atrophiés chez la baleine.

C: vestiges des membres postérieurs de la baleine. Source Wikipedia

Mais comme on l’a vu dans le billet précédent, l’évolution n’est pas du tout perfectionniste et elle se contente volontiers de solutions « good enough ». Il suffit que la pression prédatrice ne soit pas trop forte pour que les mâles survivent avec leurs ornements encombrants sans que l’espèce soit menacée.

Les superstimuli sexuels

Julodimorpha bakewelli en action (source ici)

On peut aussi imaginer que les femelles ait – sans raison particulière- une préférence instinctive pour ces traits, préférence qui a pu contrebalancer leurs inconvénients. En effet, on a remarqué que certains stimuli arbitraires stimulent les femelles de certaines espèces: les femelles mandarins raffolent par exemple [2] des mâles qui portent une bague de couleur rouge (je vous en ai parlé ici).

aubade

Les mâles se font aussi berner par des hyperstimuli: les coléoptères Julodimorpha bakewelli sont tellement excités à la vue des bouteilles de bière qu’ils s’épuisent dans leur vaine tentative de copulation jusqu’à se faire griller par le soleil ou dévorer par les fourmis (une découverte qui a valu un prix IgNobel à son auteur). Bon mais homo sapiens n’est pas vraiment plus malin, il suffit de penser à l’effet que provoque la vue d’une simple échancrure…

Les ornements masculins hypertrophiés pourraient être l’équivalents de ces superstimuli sexuels, maintenus ou encouragés par le désir des femelles. Difficile d’attribuer le moindre avantage adaptatif à ces réflexes conditionnés. Pourquoi ces signaux et pas d’autres? On n’en sait trop rien, mais on peut imaginer que ces traits significatifs sont tout ceux qui caractérisent le mieux un partenaire sexuel potentiel. Un peu comme une caricature qui permet de reconnaître immédiatement un personnage public en trois coups de plume. Pour guider les comportements, la Nature bricoleuse aurait choisi à chaque fois deux ou trois traits caractéristiques comme stimuli sexuels. Un raccourci simple mais qui peut avoir des effets de bords. Si la longue traine des paons mâles est leur signe distinctif, l’appétit sexuel des femelles pour ce trait a pu favoriser son exagération au fil des générations, sans que cette « hypertélie » ait la moindre signification adaptative.

La contagion des goûts

Le nid d’un oiseau jardinier (source ici)

Mais si de telles préférences ont été « fixées » génétiquement, comment expliquer les nombreuses variations de goût chez les femelles d’une même espèce? Les oiseaux jardiniers (bowerbirds) sont un exemple du genre. Les femelles choisissent leur mâle en fonction de la beauté des tonnelles qu’ils construisent. Mais comme l’explique très bien Karim dans ce billet de Sweet Random Science, leurs préférences esthétiques varient d’une région à l’autre: chez les unes ce sera l’effet de perspective -qui fera apparaître le mâle plus grand- chez d’autres la couleur bleue, chez d’autres encore la disposition des objets sera le critère principal.

S’agirait-il d’un effet de mode? L’hypothèse est moins improbable qu’on pourrait le croire car le mimétisme des préférences existe chez de très nombreuses espèces: chez les oiseaux et les rats, mais aussi chez les drosophiles! Dans une expérience de 2009 [3] très bien racontée dans le blog de Lydie, des chercheurs ont montré que la présence d’une femelle auprès d’un mâle suffit à rendre celui-ci très désirable par les autres femelles, même quand c’est un avorton que les femelles dédaignent d’habitude.

Succès des mâles auprès des femelles. Pretest : Les mâles sont exposés seuls. Posttest : les mâles sont mis en compagnie d’une femelle. En blanc: mâles en bonne condition, en noir: mâles en mauvaise condition physique. Source ici

Dans une seconde expérience, les chercheurs ont teinté les mâles soit en rouge soit en vert et ils ont montré aux femelles une scène où seuls les mâles d’une couleur copulaient mais pas les autres. Ensuite ils ont mis les femelles en contact avec les mâles des deux couleurs et les ont laissé choisir. On a pu ainsi vérifier que leurs préférences sexuelles avait été fortement influencé par les scènes auxquelles elles avaient assisté et biaisées en direction de la couleur « à succès ». Bref, le succès appelle le succès avec bien plus d’efficacité que la présumée fitness: la sexualité est une affaire sociale!

Le succès appelle le succès: une recette bien connue de Michel Blanc!

Cet effet de contagion mimétique peut sans doute bénéficier de ce que les biologistes appellent l’homogamie: la préférence pour des partenaires familiers qu’on a repéré chez certaines espèces de rongeurs, d’oiseaux et de poissons. Une expérience très récente [4] a montré que pour les femelles passereaux Carduelis spinus, l’ornementation d’un mâle compte moins que sa familiarité au moment de choisir un partenaire sexuel. Une telle tendance pourrait expliquer la rapidité avec laquelle de nouvelles espèces de cichlidées se créent dans les lacs africains, même en présence de l’espèce ancestrale.

La combinaison de ces différents facteurs -sensibilité à quelques traits bien spécifiques à l’espèce, mimétisme des goûts et préférence pour les mâles d’aspect familier- peut expliquer comment le dimorphisme sexuel a pu avoir évoluer de façon différente pour une même espèce selon les époques et les régions, au gré des contingences locales. Et sans qu’il faille y voir nécessairement une valeur adaptative.

[Note du 15/02/2014. Une étude toute récente suggère une explication très originale à l’omniprésence des couleurs sur les plumes des oiseaux: la multiplication des mélanosomes, les cellules responsables de la pigmentation, favorise la diversité des tailles de plumes et donne un coup de booster au métabolisme. Deux facteurs particulièrement importants pour pouvoir voler correctement. La grande fréquence des colorations chez les oiseaux n’aurait donc aucun intérêt adaptatif en soi: ce sera un « spandrel », un effet collatéral de l’aptitude au vol. C’est Jay Gould qui serait content…]

Références:

J Roughgarden, Le gène généreux
M Giraud, Darwin c’est tout bête
[1] K Kunte, Mimetic butterflies support Wallace’s model of sexual dimorphism (2005)
[2] Pariser & al, Artificial ornaments manipulate intrinsic male quality in wild-caught zebra finches (2010)
[3] Mery, Varela, Danchin & al: Public Versus Personal Information for Mate Copying in an Invertebrate (2009)
[4] Senar, Mateos-Gonzalez &al: Familiarity adds to attractiveness in matters of siskin mate choice (2013)

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