Première surprise, les plus célèbres anecdotes au sujet des autistes seraient très exagérées, voire total bullshit. Et en particulier celles du très célèbre « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau »[2], d’Oliver Sacks, reprises au théâtre comme au cinéma. Vous vous souvenez de la célèbre scène de Rainman où le héros autiste voit le paquet d’allumettes tomber et dit instantanément combien d’allumettes il y en a par terre? Très improbable selon D Tammet: cette capacité à distinguer instantanément de grandes quantités n’a été rapportée dans aucune autre étude. Et on imagine à quel point il est matériellement difficile de compter toutes les allumettes parmi les les tas où certaines en cachent d’autres. Tammet suppose que les deux jumeaux autistes qui réalisent cette performance devant O Sacks pouvaient connaître par avance le nombre d’allumettes dans la boite. Peut-être car leur nombre -111- est très « parlant » pour un autiste, 111, trois petits batons qui rappellent graphiquement des allumettes. Bref, une bonne blague au bon Dr Sacks.
Autre exemple: Sacks raconte comme les mêmes jumeaux égrènent des nombres premiers de plus en plus grands pendant qu’il les écoute fasciné, vérifiant dans son livre sur les nombres premiers qu’ils ne se trompent pas. Jusqu’à ce qu’ils arrivent à des nombres à 12 chiffres alors que son bouquin « ne dépassait pas les nombres premiers à dix chiffres ». Ce récit a déclenché récemment une vraie polémique entre spécialistes de l’autisme: il y a 400 millions de nombres premiers à 10 chiffres. Impossible à mettre dans un livre, même écrit en Times 4. De plus toutes les expériences actuelles montrent que la capacité des autistes savants (dont Tammet) se limite si l’on peut dire, à calculer des nombres premiers entre trois et cinq chiffres…
Cela dit, les performances de Tammet sont impressionnantes quand même: il connaît une douzaine de langues (il a même inventé la sienne), et peut de tête calculer combien font 37 x 469. Le point de départ de son génie se trouve d’après lui dans sa « synesthésie » qui lui fait associer à chaque nombre à une forme, ayant une couleur, une taille, un mouvement, une texture. On mémorise plus facilement les images et les objets concrets que les concepts abstraits. Voir des mots écrits en couleur et associer des nombres à des objets en trois dimensions faciliterait donc leur mémorisation. Comment tester cette première hypothèse? Vous connaissez sans doute le test qui consiste à demander la couleur de mots, dont le sens est contradictoire avec cette couleur.
Par exemple essayez de dire la couleur des mots suivants:
vert
bleu
rouge
Pas facile n’est-ce pas? L’esprit s’embrouille car il y a compétition dans notre tête entre reconnaissance des couleurs et reconnaissance des mots. On a répliqué cette expérience auprès de personnes douées de synesthésie, en remplaçant les lettres par des nombres. Comme les couleurs des nombres ne correspondent pas à l’image interne qu’en a la personne, elle éprouve plus de difficulté à mémoriser ces nombres. Daniel Tammet a lui même fait l’objet d’expérimentation allant dans le même sens, avec cette fois des chiffres dont les tailles ne correspondaient pas à l’image interne qu’il en a. « Expérience « extrêmement désagréable et étourdissante- comme si on demandait à quelqu’un de lire et de réciter une langue qu’il ne connaît pas » nous dit Tammet.
Tammet émet l’hypothèse que par ailleurs (est-ce une conséquence de sa synesthésie?) les zones de son cerveau dédiées aux nombres seraient bizarrement reliées à celles des mots et du langage. Plus précisément à celles de « l’organisation syntaxique » qui permet par exemple la formation des phrases. Ces connexions habituellement inexistantes lui permettraient ainsi de jongler avec les nombres exactement comme on le fait avec les mots et les phrases, en y associant une sémantique, des connotations etc.
Pensez par exemple au mot « girafe ». Instantanément dans votre cerveau, une image apparaît. Puis vous l’associez à d’autres mots, qui ont un point commun avec la girafe: »cou », « immense », « taches ». En revanche pour la plupart des gens, quand on parle d’un chiffre ou d’un nombre, ce processus de s’enclenche pas: aucune image mentale ne surgit de tel ou tel nombre (…) De la même façon qu’il est bien improbable de parler d’une girafe sans évoquer son cou, il est pour moi impossible de parler du nombre 23 sans faire référence à 529 ou 989″ [539 = 23 au carré et 989 est le dernier nombre divisible par 23 avant 1000]. Je réussis à retrouver spontanément les connexions sémantiques qui relient les nombres parce que, tout comme avec les mots, je peux visualiser leur forme. Chaque nombre produit chez moi une image (…) Etre capable de visualiser des nombres m’aide à voir et à comprendre les interactions qui existent entre eux. Mais d’où me viennent toutes ces formes que j’associe aux nombres? Je n’en ai aucune idée! Je ne sais pas pourquoi le 6 m’apparaît tout petit et le 9 très grand, ou pourquoi les 3 sont ronds et les 4 pointus. Je retrouve malgré tout des tendances, qui prouvent que ces images mentales des nombres ont un sens et ne sont pas totalement hasardeuses: le 1 est brillant, le 11 est rond et brillant, 111 est rond, brillant et grumeleux, enfin 1111 est rond, brillant et tourne comme une toupie. Mon cerveau s’est servi de perceptions synesthésiques pour créer l’image des les nombres les plus petits, puis s’est servi de capacités combinatoires pour générer des milliers d’autres formes. C’est ainsi que les langues se servent d’un petit nombre de lettres et de sons, et produisent des milliers de mots.
Grâce à cette particularité cérébrale, Tammet manipule les chiffres comme nous manipulons les mots: il les factorise, les multiplie, les divise comme nous composons des phrases ou des mots compliqués. Les règles mathématiques sont pour lui aussi instinctives et implicites que le sont pour nous les règles du langage: il reconnaît les nombres premiers intuitivement tout comme on « sent » si un mot inconnu est français ou pas. Et de la même manière que l’on peut croire que le mot « zeugme » n’est pas français (c’est pourtant un effet humoristique), il arrive aux autistes de se tromper sur les grands nombres.
Cette adresse à manipuler les nombres et à les mémoriser est bien sûr renforcée par la fascination que leur porte Tammet: l’univers des nombres constitue un refuge pour les autistes souffrant d’isolement social et de solitude. Cet univers de logique, d’ordre et de beauté devient alors un merveilleux terrain de jeu dans lequel ils aiment se promener et où ils assimilent sans trop en prendre conscience les règles qu’ils y découvrent, les propriétés de certains nombres etc. En mars 2004, Tammet a récité de mémoire les 22 514 premières décimales de pi. Comme il l’explique « ce record européen est d’abord le résultat de plusieurs semaines de travail et de discipline (…) Grâce à la vision de ces formes j’ai pu mémoriser les décimales du nombre pi, les déroulant dans ma tête comme un panorama numérique. J’étais fasciné et émerveillé par une telle beauté ».
Contrairement à une idée reçue, la mémoire des autistes n’est pas photographique. Pour les décimales du nombre pi, « bien qu’elles se suivent de façon aléatoire, leur représentation dans mon esprit était cohérente. Les nombres se structuraient de façon rythmique en formes lumineuses colorées et personnalisées. Je composais une sorte de mélodie visuelle qui serpentait dans le labyrinthe de mon esprit et me donnait à entendre la musique des chiffres ». De manière générale, la mémoire phénoménale des autistes s’expliquerait par leur capacité à associer facilement toutes les nouvelles informations à leurs connaissances préexistantes.
Le revers de la médaille, c’est que les savants autistes ne se souviennent que des informations qui les intéressent. Donc typiquement des données factuelles et non pas liées à des émotions par exemple. Ils retiendront plus facilement une liste de dates historiques qu’un poème. Pour Tammet, c’est la mémorisation des visages qui lui pose problème. Finalement, entre un autiste et un autre individu ce ne serait pas tant la méthode de mémorisation qui diffère, que le type d’informations enregistrées (plus l’entrainement, bien entendu).
Cette faculté à connecter des informations qui ne le sont pas d’habitude pourrait avoir une autre conséquence: le génie créatif de certains autistes! Car qu’est ce que la créativité, sinon la fusion de deux éléments éparses pour créer une nouvelle idée? La synesthésie de Kandinsky (qui associait des couleurs à la musique) ou de Feynman (qui voyait les équations en couleurs!) aurait-elle contribué à leur génie créatif?
En refermant le livre, je suis finalement moins impressionné par ses performances intellectuelles que par sa capacité à avoir surmonté l’enfermement de sa maladie et à avoir su en parler avec justesse et émotion…
Références
[1] Embrasser le ciel immense, Daniel Tammet (Editions des Arènes, 2009)
[2] L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks (1985)
Articles connexes:
Quel jour c’était déjà? (vous remarquerez dans la vidéo que pour faire les calculs très difficiles, Arthur Benjamin utilise des assemblages de mots bizarres)
Les neurones des nombres
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